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Dossier dopage |
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Certes, le
cyclisme n'a pas attendu l'EPO pour se doper
Depuis le début du siècle, il y a eu le vin rouge, la morphine,
la Strychnine, puis les amphétamines, les corticoïdes, et enfin
l'hormone de croissance. Tout le monde savait. Tout le monde se
taisait. Puis, en 1990, l'érythropoïétine a débarqué. «Après une cure d'EPO, j'avais l'impression d'avoir des réacteurs greffés
sur les mollets, confesse Jérôme Chiotti, champion du
monde de VTT en 1996, déclassé depuis ses aveux. La fatigue n'était
pas éliminée, mais je roulais 5 kilomètres/heure plus vite
qu'avant.» Les cyclistes se transforment en bombes humaines. «Des
coureurs jusqu'alors anonymes ont soudain réalisé d'énormes
progrès et des bourricots se sont métamorphosés en pur-sang»,
raconte Thierry Bourguignon, professionnel chez Big-Mat Auber 93.
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On est proche de la
toxicomanie
Avec l'EPO, indécelable dans les urines, les coureurs «se
chargent» en toute impunité. Une culture presque
sectaire se développe. Ils sont accros. On est proche de la
toxicomanie. «En matière d'EPO, il faudrait
maintenant recentrer les recherches sur la santé mentale des
coureurs, lance Claire Condemine-Piron, ancien médecin de l'équipe
Festina et militante de la lutte antidopage. Le dopé n'est plus
un tricheur, mais un malade.»
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Origines du dopage à l'EPO
Tout
débute en 1983, dans la grande banlieue de Los Angeles,
quand le laboratoire californien Amgen se lance dans la
production industrielle d'EPO de synthèse. Cette découverte
scientifique est comparable à celle de l'insuline. Un pas de géant
pour la médecine. Hormone glycoprotéique sécrétée
naturellement par les reins (80%) et le foie (20%), l'érythropoïétine
stimule la production de globules rouges et permet d'augmenter le
volume d'oxygène dans le sang. Obtenue artificiellement par génie
génétique, l'EPO est prescrite chez certains insuffisants rénaux
traités par hémodialyse, ou pour soigner de graves anémies,
notamment chez le nourrisson, et aussi dans certaines chimiothérapies
anticancéreuses. En France, il faut pourtant attendre 1988 pour
que les premières autorisations de mise sur le marché soient délivrées.
L'Eprex (Janssen-Cilag) est commercialisé en mars 1990, tandis
que le NeoRecormon (Roche) est distribué l'année suivante.
Contrairement à la Suisse, au Portugal, à l'Italie ou à la
Belgique, la distribution d'EPO dans l'Hexagone est interdite
dans les officines. Seules les pharmacies hospitalières peuvent
délivrer les ampoules.. au compte-gouttes. A cette époque, le
monde du sport s'intéresse peu à l'érythropoïétine.
Pourtant, l'idée d'améliorer la performance en augmentant
l'oxygénation du sang - le principe du dopage à l'EPO - éclôt
dès les Jeux olympiques de 1968, à Mexico. Là-bas, on s'intéresse
de près aux entraînements en altitude, car ils permettent de
stimuler la fabrication de globules rouges. Mais ces stages sont
longs et, généralement, leurs effets ne durent qu'une petite
semaine. «Pour les remplacer, dans les années 70, les
sportifs ont eu recours aux transfusions sanguines, précise le
Dr Eric Jousselin, chef de service médical à l'Insep. Ensuite,
au début des années 80, les sportifs ont pratiqué des
autotransfusions.»
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Plusieurs
accidents mortels, dont celui du footballeur belge Luc Derijcke,
démontrent les limites d'un tel procédé. La commercialisation de l'EPO
aux Etats-Unis, puis en Europe, arrive alors à point nommé. En
1984, Bjorn Ekblom est d'ailleurs l'un des premiers scientifiques
à expérimenter les effets de l'érythropoïétine sur des
sportifs. Ses résultats sont sans appel: le gain
de performance s'échelonne de 10 à 20%. La mèche est allumée.
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Méthodes «spéciales»
d'entraînement
Ces travaux sont-ils pour autant à l'origine de la propagation
de l'EPO dans le sport ? Peut-être. Mais, de l'avis général,
les premières ampoules d'EPO auraient d'abord circulé en Italie.
«En 1988, les cyclistes italiens étaient moribonds, se souvient
aujourd'hui Gilles Delion, ancien vainqueur du Tour de Lombardie,
qui était régulièrement chambré pour ``se shooter'' à l'homéopathie.
Deux ans plus tard, ils dominaient sans partage.» Entre-temps,
l'EPO avait fait merveille. C'est la Renaissance de l'histoire du
dopage, le quattrocento du vélo. En coulisse, le rôle du mécène
est joué par Francesco Conconi, recteur de l'université de
Ferrare. En 1984, derrière ses lunettes rondes, ce «médecin
entraîneur» prépare l'Italien Francesco Moser à battre le
record de l'heure. Avec succès.
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Le vélo change de cadence. Les vitesses augmentent. (...) Les
cyclistes «new age» pédalent plus vite, plus longtemps et,
surtout, ils semblent moins fatigués. Alors que le fossé entre les
équipes italiennes et les autres se creuse à gros sillon, le
tournant survient en 1994 quand le nom de l'EPO surgit au grand
jour. Cette année-là, la mascarade devient malsaine, notamment
chez les cyclistes de l'équipe Gewiss, qui raflent tout sur leur
passage. On se souvient par exemple de leur triplé écrasant lors de la Flèche wallonne. Trois coureurs de la même équipe (Moreno Argentin, Giorgio Furlan et Evgeny Berzin) sur le podium d'une
classique, du jamais-vu ! Préparateur physique de Gewiss,
Michele Ferrari reconnaît alors innocemment que ses coureurs
utilisent de l'EPO. Il explique même que cette substance n'est
pas plus dangereuse que 10 litres de jus d'orange ! Un pur mensonge: les effets de
l'EPO, à long terme, ne sont pas connus. Peu importe, les
instances du vélo préfèrent fermer les yeux. Comme le font les
organisateurs du Tour de France, en 1991, quand la formation néerlandaise
PDM abandonne collectivement sur la route de Quimper. «Il
s'agissait certainement d'une intoxication générale au jus
d'orange!» ironise un ancien coureur. Le médecin hollandais de
PDM s'appelait Eric Rijckaert. Un grand spécialiste des agrumes...
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L'âge d'or de
l'EPO
En 1996, l'utilisation de l'EPO se généralise. Une évolution
inévitable. Les équipes françaises, pourtant les dernières à
prendre le train en marche, se laissent délicieusement tenter.
Et, quand un ancien «porteur de bidons» danois, Bjarne Riis,
remporte le Tour de France, la suspicion devient la règle.
Comment pourrait-il en être autrement? Extraterrestre surgi de
nulle part, Bjarne Riis survole la Grande Boucle comme un robot.
Dans les cols, ses performances sont inhumaines. Le peloton le
surnomme «Monsieur 60%», en raison de son hématocrite élevé:
il s'agit du taux de globules rouges dans le sang, un indicateur
potentiel de dopage à l'EPO. Le 1er janvier 1997, pour tenter
d'enrayer cette spirale infernale, l'UCI fixe à 50% l'hématocrite
maximal. Trop tard. La plupart des équipes ont trouvé
d'excellentes parades, comme l'utilisation de solutions salines
en perfusion, destinées à faire baisser l'hématocrite. «Quand
le seuil a été fixé à 50%, nos coureurs n'ont jamais été
inquiétés car leurs taux tournaient aux alentours de 53% et
nous savions faire baisser ces chiffres de quatre points en vingt
minutes, explique aujourd'hui Willy Voet, l'ancien soigneur de Richard
Virenque chez Festina. De toute façon, quand l'affaire a éclaté
en 1998, on cherchait déjà autre chose pour remplacer l'EPO.»
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Un marché
juteux
«C'est un laboratoire portugais qui nous fournissait. On passait
commande un mois avant et un membre de l'équipe allait chercher
les ampoules, précise Willy Voet. Sinon, on allait parfois en
Suisse, en Italie ou en Espagne, dans des pharmacies, avec ou
sans ordonnance. C'était vraiment un jeu d'enfant.» Le cheveu
court et l'il malicieux, Jérôme Chiotti confirme: «A
l'occasion des compétitions en Belgique ou en Suisse, je passais
dans une pharmacie et j'achetais mes doses d'EPO. En deux
voyages, avec 35 000 francs, je m'approvisionnais pour la saison.»
En France, l'EPO étant réservée aux hôpitaux, les pharmacies
des pays limitrophes se sont taillé la part du lion de ce marché
juteux: 4 milliards de dollars sur le plan mondial. En France, cependant, les abus
existent. Les pertes entre la pharmacie
hospitalière et le malade - le «coulage» - sont estimées à 5%.
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De nouvelles
substances arrivent en masse
L'EPO a déjà 17 ans. Autrement dit, c'est un vieux produit. «D'autres
substances comme les PFC (...) ou l'hémoglobine réticulée
arrivent en masse dans le peloton, remarque un coureur
anonymement. Mais que peut-on faire?» Il est en effet utopique
de penser que les nouveaux contrôles de l'EPO élimineront
totalement la tricherie. Dans son rapport à l'Agence mondiale
antidopage (AMA), daté du 27 mars 2000, le Dr Gérard
Dine va un
peu plus loin. Selon lui, trois nouvelles formes
d'EPO devraient bientôt apparaître sur le marché. D'ici à deux ans: l'EPO
retard,
dont l'intérêt est de diminuer le nombre d'injections tout en
prolongeant les effets, ainsi que les peptides
mimétiques (EPO-Like) que l'on pourra prendre par voie cutanée
ou nasale. Et d'ici à dix ans: l'EPO recombinante
cellulaire,
issue de la thérapie génique. «En résumé, on passe du génie
génétique basique à la thérapie génique cellulaire, précise
le Dr Dine. Mais les effets sur la production des globules rouges
resteront les mêmes. La détection urinaire directe, déjà
plus que délicate pour l'EPO actuelle, sera rendue quasi
impossible pour les trois nouvelles catégories d'EPO, en
particulier celle relevant de la thérapie génique.»
Science-fiction? Certains de ces produits existent déjà et
d'autres sont à l'étude soit sur l'homme, soit sur des modèles
animaux. Sur les routes du Tour de France, les échappées belles
risquent d'avoir encore longtemps le goût amer de l'EPO. «Quand
je m'injectais mes doses, je n'avais aucun sentiment de
culpabilité car je savais que je n'avais pas le choix, se
souvient Jérôme Chiotti. J'étais simplement triste.» Une
tristesse partagée.
Cette page a été mise en ligne le 28/11/2005