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Actualité du dopage |
Je crois que la première fois que j'ai (re)vu Olivier Haralambon, je lui ai parlé du fameux Bernard Sainz qu'il a forcément côtoyé. Olivier, je l'ai connu cycliste. Il est devenu écrivain et philosophe. Il m'avait raconté sa chute avec Romain Bardet lors d'une sortie commune, d'où est issu son dernier livre Un corps d'homme. Le cyclisme, ce sont des rencontres de gens avec lesquels on n'est pas forcément en parfait accord. Alors on essaie de pédaler plus fort qu'eux, ou dans la roue, cela dépend.
Lisons Olivier :
Par Olivier Haralambon
Il n'est pas inutile d'en dire un mot pour commencer : entre Antoine et moi, les choses étaient d'abord mal parties. Quand la dite et fameuse affaire Festina a éclaté, je descendais juste de mon vélo, après une dizaine d'années dépensées, en pure perte semblait-il, dans les courses amateurs de première catégorie. J'avais donc connu de plus ou moins près et côtoyé ceux qui étaient devenus les meilleurs coureurs professionnels français, jusqu'à Richard Virenque soi-même, faraude icône du cyclisme français.
Et je leur vouais une sorte d'admiration indécise et distanciée : ils m'impressionnaient (après tout, ils m'avaient collé raclée sur raclée) mais je n'étais jamais parvenu à m'imaginer dans leur peau. Ils n'étaient pas mes modèles.
La trahison initiale, et le corps incommensurable
Cependant, mon cœur a spontanément penché de leur côté quand tout l'écosystème du Tour de France et du cyclisme les a brutalement lâchés, et fait mine de découvrir ce que tout le monde savait pertinemment et dans le moindre détail. Je parle d'une époque où les journalistes pouvaient interviewer des coureurs sous perfusion dans leur chambre d'hôtel ou, pour s'en rapprocher encore un peu plus, partager avec eux une petite injection « festive » de pot belge – lequel circulait très librement. Alors, dans la caravane, les coureurs étaient presque les seuls à ne pas prendre d'amphétamines, car il fallait bien qu'ils dormissent. Pour beaucoup d'autres – mécanos, chauffeurs, journalistes, caravaniers - le Tour était une longue nuit blanche.
J'avais donc rangé Antoine du côté de ce que j'assimilais un peu rapidement (mais non tout à fait sans raison) à une trahison collective - trahison de ceux que je considérais encore comme les prolétaires qu'ils n'étaient déjà plus vraiment (mais qui n'en continuaient pas moins à produire la richesse à la force du jarret, il ne faut pas le perdre de vue.)
Pendant des années, je me suis évertué à argumenter en faveur de ce déni, comme si prendre de l'EPO n'était pas tricher. Ce que faisant, je me suis familiarisé avec les contours de la célèbre question de « ce que peut un corps » ; à dégager le noyau inaltérable du geste de pédaler, au moyen d'une sorte de « phénoménologie de l'effort » et d'une description du « corps propre pédalant ».
J'ai compris que les pouvoirs du corps, pour partie, échappent à la mesure et à la quantification. Je n'inventai rien, bien sûr, et je renvoie ici ceux que ça intéresse à la lecture de Merleau-Ponty, Bergson, Maine de Biran, ou de Raymond Ruyer, pour citer ceux que j'ai fréquentés sérieusement.
Aujourd'hui, le temps a passé, Armstrong et Froome (ou ce dont ils sont le nom) aussi. J'ai vieilli, je vois les coureurs comme des gamins et je suis réconcilié avec Antoine (dont je ne partage pas toujours l'avis). Et ces trois dernières décennies m'interdisent de considérer sans douter les performances actuelles, notamment bien sûr celles de Pogacar. Ce qui est regrettable car il serait peut-être bel et bien le meilleur coureur de sa génération, sans ces artifices aussi criants que mystérieux.
Au cœur de l'effort, le sentiment religieux ?
Mais bref. L'important est en ceci que, quoi qu'il en soit des limites de l'objectivation en matière de performance humaine, le rapport des coureurs cyclistes à leur effort a profondément changé ces dernières décennies. Et ce n'est pas affaire de dopage, du moins pas directement, au sens où le dopage a toujours été là.
Mais si le dopage a toujours été là, c'est peut-être qu'il est constitutif du cyclisme, au moins qu'il est inscrit au plus profond de ce rapport intime à l'effort qui a généré, avec les « forçats de la route », toute une production discursive profondément empreinte de religiosité. Les meilleures pages de l'Équipe, celles de Blondin ou de Chany, de Bordas même, qui y officia un temps, sont saturées d'un lexique digne de la Passion. La douleur, les larmes, l'endurance au sens le plus littéral (endurer, c'est supporter l'insupportable), les plaies et le sang, rien n'y manque, même pas la véronique si on considère les gestes réconfortants de certains spectateurs.
Ainsi, tout au long du XXème siècle, le récit des étapes de montagne se donne à penser comme mystique de l'élévation. Il évoque avec grandiloquence calvaires, martyres, dans un style exalté convoquant une imagerie authentiquement baroque. Cela n'a rien d'étonnant si l'on garde présent à l'esprit que le cyclisme, historiquement, est un sport des pays latins et/ou catholiques : Italie, France, Espagne, Flandres.
Bien sûr, c'est dans la tête des coureurs eux-mêmes qu'infuse en premier lieu (mais aussi par retour d'écho et d'amplification, quand leurs exploits leur reviennent contés) cet imaginaire christique.
Cette éthique de la souffrance fut longtemps l'abscisse et l'ordonnée de leur effort. Au pied d'un col ou au seuil d'une phase de course particulièrement intense, les forçats de la route donnaient son sens le plus exact au fameux dépassement de soi. Se dépasser c'est très exactement performer, au sens de « percer sa (propre) forme. » Viser un au-delà de soi-même, c'est s'orienter sur une forme de transcendance. Longtemps, jusqu'à une époque récente, les horizons de l'effort masquèrent un monde inconnu. Le coureur au pied de l'Alpe d'Huez comme au pied du Golgotha, savait juste qu'il allait en chier, et il s'encourageait intérieurement à l'idée que, dût-il, oui, en mourir, il ne lâcherait pas ! Il s'accrochait à l'idée de se découvrir des possibilités inconnues, voire de se révéler autre. Extatique, c'est-à-dire étranger à soi-même. C'est dire que le dépassement de soi est, sinon tentation de la mort, au moins mise en danger de soi.
Le cyclisme était donc fondamentalement religieux, au sens que Georges Bataille donne à ce terme : une éthique de la pure dépense, la « dilapidation de toute ressource excédentaire ». Il importait de se débarrasser de « la part maudite », comme dit Bataille : de s'épuiser plus que de gagner, plus que de produire un résultat. De se dépouiller plus que de capitaliser. Le forçat faisait vœu de pauvreté : promis, il finirait la journée ruiné, ou il n'était pas un champion ! Sa grandeur était dans l'épuisement, dans l'éreintement, dans l'exténuation, mais pas forcément dans la victoire – et de fait, on préféra souvent le second au premier. Typiquement, Poulidor à Merckx. Il était sur la pente du col comme le pratiquant catholique est ici-bas sur la terre pour gagner son salut.
Un cyclisme capitaliste et protestant ?
Depuis lors, le cyclisme professionnel s'est mondialisé, c'est tant mieux. Et au passage, désormais acquis à la culture anglo-saxonne, il a fait sa réforme. Laquelle, Marcel Gauchet et Weber avant lui l'ont suffisamment montré, marche main dans la main avec le savoir objectif. La physiologie et les sport sciences ont considérablement progressé, au point de modifier le rapport intime que le cycliste entretient avec son effort. Désormais équipé d'instruments de mesure et de calibrage, le coureur au pied du col ne cherche plus à percer sa forme, mais au contraire à en épouser au plus près les contours, présents sous la forme d'un pattern scientifiquement établi et déjà connu. Son profil de puissance, disons. Il ne se dépasse plus, il s'applique à coïncider à son profil objectif, son portrait chiffré. Le cyclisme est donc arrivé à ce point de désenchantement dont parlait Gauchet, qui définissait le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion. »
Au tournant du millénaire, le vélo est donc devenu protestant. Le cycliste époumonné dans la pente ne gagne plus son salut, il gère son énergie comme un capital, s'appliquant à ne pas dépasser les puissances critiques qui compromettraient la performance finale. Car, prédestination oblige, il n'a plus désormais à gagner son salut, et plus d'autre mission sur la terre que de prospérer, d'augmenter son capital en résultats (en points UCI, par exemple)
Il faut le dire, ce cyclisme de la gestion capitaliste ayant refoulé l'imaginaire précédent, on s'est sérieusement ennuyé. Pendant les années Armstrong puis les années Sky. Non pas tant parce que le dopage biaisait le rapport de force « naturel », que parce que le déroulement des courses obéissait à un scénario immuable, jamais bousculé.
L'ère des ultras-riches ?
On a vu ensuite revenir, ici et là, sous les traits de Julian Alaphilippe par exemple, un cyclisme plus spontané, moins calculateur, un cyclisme de flambeur et pas de comptable, qui n'était pourtant pas un retour à l'ancienne morale, au vieux cyclisme de la dépense. Pour éclatantes qu'elles furent, les saillies d'Alaphilippe avaient encore la décence de se montrer comme des surgissements, des inspirations fugaces. Il fallait que le terrain lui convînt, et il se cantonnait à un registre, étendu mais pas illimité. Ce n'est pas le cas de Pogacar. Le farfadet slovène gagne sur tous les terrains, y compris les plus disconvenables à son gabarit, toute l'année, en partant seul et loin de l'arrivée. C'est le plus souvent frais comme une rose qu'il descend de vélo la ligne d'arrivée franchie. Il est nettement supérieur à Merckx. Or, eu égard aussi bien à l'histoire récente du vélo qu'à l'évolution du capitalisme planétaire, comment ne pas douter ? S'il faut se garder de conclure sans preuves à sa culpabilité, il faudrait être un fanatique pour ne pas suspendre son jugement.
J'ai bien peur quant à moi que l'état du cyclisme professionnel ne soit un parfait reflet de l'inégalité entre les hommes, dont on comprend enfin qu'elle est au principe même des choix économiques régissant le monde contemporain. Qui enrichit les uns jusqu'à l'écœurement et broie les autres - le reste.
Car, oui, Pogacar (au moins s'il ne gagnait pas si souvent) a rendu au cyclisme une dimension spectaculaire. Il est « imprévisible », tellement imprévisible que parfaitement prévisible. Il fait le spectacle, il attaque, il monte les cols au sprint comme un môme qui s'amuse avec ses copains, il se dépense sans compter.
Mais cette dépense-là ne trahit aucune mystique, n'entretient aucun rapport avec la métaphysique.
C'est la dépense obscène des ultra-riches, ceux qui dégazent dans la lagune de Venise ou encrassent à coups de fusées persos un ciel qui était bleu comme la robe de la Vierge.
Cette page a été mise en ligne le 21/07/2025