Actualité du dopage

La longue histoire du monoxyde de carbone #4

08/07/2025 - cyclisme-dopage.com - Marc Kluszczynski - #TeamWattthefuck

#LeTourdAntoine, c'est une équipe 100% bénévole, comme la 100ème victoire de Pogacar à 26 ans aujourd'hui. Comment est-ce possible ? Marc Kluzinski est notre contrôleur antidopage. Il est pharmacien et tient depuis des années la rubrique dopage de Sport et Vie. Il est un contributeur régulier de cyclisme-dopage.com. Au soir de chaque étape du Tour 1967, le Dr Bidet injectait de l'ozone en solution à Jacques Anquetil le Normand. Depuis quelques années, le “CO”, monoxyde de carbone, a été utilisé et probablement détourné comme moyen dopant par les grosses écuries. Il l'est encore, soyez-en sûr. C'est bien efficace. L'Union Cycliste n'a interdit l'inhalation répétée de monoxyde de carbone qu'en février 2025 ! Marc nous a écrit un article pointu mais diablement intéressant. Le diable se cache dans les détails pour un gain maximal. Vous pouvez tirer sur une cigarette pour vous concentrer si vous fumez et mieux comprendre. Comme Tadej Pogacar qui a gagné l'étape à Rouen pourrait prendre quelques bouffées ce soir, en cachette, après avoir fumé la pipe en direct, en inhalant du monoxyde de carbone après sa victoire pour se décontracter, sans clope. Il pourrait, personne n'en saurait rien. Il garderait une haleine fraîche et pourrait avoir un sourire éclatant, des dents blanches pour dire qu'il ne l'a jamais fait à la presse. Elle ne lui posera pas la question. Nous, oui !
Antoine Vayer

Lisons Marc Kluszczynski :

En 2008, alors que l'UCI avait été la première fédération internationale à adopter le passeport sanguin (PS), certains hématologues plaidaient déjà pour incorporer le dosage de la masse totale de l'hémoglobine (masse-tHb) dans les paramètres du passeport biologique de l'athlète, son appellation officielle (1). Le Professeur Walter Schmidt expliquait cette année-là (2) que le dosage de la masse-tHb avait été envisagé par l'AMA dès 2006-2007, mais il nécessitait l'inhalation d'une petite quantité de monoxyde de carbone (CO) ne formant cependant que 5% d'HbCO. Les comités d'éthique de certains pays européens, dont la France en 2010, étaient résolument contre l'idée de faire inhaler à des sportifs en pleine santé ce gaz à la sinistre réputation, mortel à la concentration de 60% d'HbCO. Ce dosage était pourtant une mesure fiable, reproductible, précis à 2-3% et indépendante du volume plasmatique contrairement à la concentration de l'hémoglobine. Le volume plasmatique varie selon l'effort, l'altitude, et l'état d'hydratation. L'intérêt du dosage de la masse-tHb pour le PS était indéniable même si la masse tHb était également sujette à des variations.

Si bien qu'en 2025, cette constante n'est toujours pas utilisée par le passeport biologique. Celui-ci utilise les constantes globulaires classiques et des formules mathématiques faisant intervenir le taux d'Hb comme le Off-Score : Hb (en g/l) -60 vRét. Ses valeurs normales se situent autour de 80 chez la femme et 110 chez l'homme. Au-delà, il y a forte suspicion de dopage sanguin. Le taux de faux-positif n'est estimé qu'à 1‰ (pour un dopage à la louche). Au cours de six dosages successifs, la probabilité qu'un sujet connaisse des variations importantes du taux d'Hb au cours du temps est faible. Mais les mailles du passeport sont encore larges et les tricheurs utilisant des cures courtes d'EPO microdosée ou des mini-transfusions de sang total peuvent passer à travers (3). On peut soupçonner actuellement l'utilisation d'oxygène hyperbare, se diluant dans le plasma et n'intervenant pas sur les globules rouges, ou encore l'utilisation de transporteurs d'oxygène plasmatique et bien sûr celle de nouveaux médicaments agissant sur l'érythropoïèse (ESA) encore indétectables.

La mesure de la masse-tHb paraissait donc dans les années 2000 d'un plus grand intérêt que le taux d'Hb pour étudier les variations des constantes du passeport jusqu'à ce que l'on s'aperçoive qu'elle était elle aussi soumise à des variations. Un entraînement d'endurance au niveau de la mer ne l'influence que faiblement. En revanche, elle varie en cas de blessure (jusqu'à -10%), maladie (jusqu'à -30%), carence ou supplémentation en fer, pendant la croissance, en cas d'interruption de l'entraînement ou d'entraînement en altitude. Une interruption d'entraînement de deux semaines la fait baisser autant qu'un don de sang (10%). Un entraînement en altitude (au moins 1800 m) de plus de deux semaines l'augmente de 4 à 8% et cet effet perdure pendant 5 semaines après le retour en plaine. Un dopage à l'EPO macrodosée l'augmente de 10 à 12%, une transfusion sanguine d'une poche de sang total de 450 ml, de 5 à 10%.

Le dosage de la masse-tHb resterait cependant d'un grand intérêt pour affiner ou faciliter l'avis des experts décidant ou non d'un dopage à la vue de fluctuations anormales du passeport sanguin d'un sportif. Il reste le seul paramètre à n'être pas dépendant d'une hémoconcentration ou hémodilution alors que les autres constantes du passeport varient beaucoup plus en fonction de l'intensité, de la durée de l'effort, de l'altitude et de la déshydratation. La variation physiologique sur un an de la masse-tHb chez des triathlètes et des cyclistes séjournant en plaine est de 1,8+/-3,2% (4) soit bien inférieure à celle que procure un dopage par EPO ou transfusion

Jonas Vingegaard utilisant le procédé d'inhalation du monoxyde de carbone (CO)
Source : NRK/Bent Rönnestad - Copie d'écran reportage Geheimsache Doping : Im Windschatten (Dans les coulisses du dopage) - ARD - 20/06/2025

Il y avait là une faille laissée béante par le passeport biologique. En 2024, le site Escape Collective (5) révélait que trois équipes du World Tour, Israël-Premier Tech, Visma Lease a bike et UAE team Emirates utilisaient le dosage de la masse-tHb. Sans être trop soupçonneux, il s'agissait en fait de déterminer l'espace entre les valeurs du cycliste et les valeurs hautes de son passeport (non atteintes) mais que permet celui-ci. Comme le disait le directeur de la performance chez UAE, Joxeán Fernández Matxín, il s'agit de « bonifier » le passeport biologique du cycliste. En d'autres termes, pousser les constantes sanguines jusqu'au maximum tolérable par le passeport, voire le dépasser en jouant sur la variation du volume plasmatique en altitude (ou par des entraînements par très forte chaleur). Le dosage de la masse-tHb sert alors à vérifier si le passeport du cycliste est encore compatible avec ses valeurs déclarées. Mais bonifier par un séjour plus long en altitude ? Ou bonifier par une mise artificielle en hypoxie par le monoxyde de carbone (CO) ?

Le dosage de la masse-tHb (6) est utilisé depuis plus de 100 ans (1900, Haldane et Smith). Il consiste à faire respirer une petite quantité de CO, connue (0,5 à 1 ml/kg de poids), qui se fixe sur l'Hb. Cette Hb-CO ne provoque pas d'effets indésirables car sa concentration est faible (5%). Une quantité supérieure à 10% provoquerait de rares maux de tête pendant quelques minutes mais augmenterait la précision du dosage. La demi-vie de l'Hb-CO est de deux heures, la totalité disparaît de l'organisme en huit heures. En cas d'effet, le sportif ne ressent plus rien au bout de trois heures. Pour les cyclistes des trois équipes citées, on peut supposer que de l'oxygène hyperbare entre 3 et 4 atmosphères est utilisé après le dosage pour éliminer le CO résiduel ; en plus, une quantité supplémentaire d'oxygène se dissout dans le plasma, autre méthode de dopage légal. Le mode opératoire consiste à respirer le CO dilué dans un sac de Douglas (3 litres) rempli d'oxygène pendant 10 min (un protocole de deux minutes existe mais manque de précision). Hb-CO se forme rapidement vu l'affinité du CO pour l'Hb 220 fois plus forte que l'oxygène. Les 4 chaînes polypeptidiques de l'Hb (globines) contiennent chacune un hème porteur d'un atome de fer (Le groupe hème est une petite molécule organique en forme d'anneau (appelée porphyrine) qui contient en son centre un atome de fer). Cette affinité est due à l'attirance électrique des sites ferreux (Fe²?) pour le CO (2CO?). Elle permet un calcul assez précis en quinze minutes de la masse-tHb par le principe de dilution (règle de trois) après calcul de la quantité d'Hb-CO formé. La masse-tHB est calculée connaissant le poids moléculaire de l'Hb sachant qu'une molécule d'Hb se lie à quatre molécules de CO. Des automates existent dont le Detalo Blood Volume Analyser à 50.000 euros mis au point par le Pr Carsten Lundby, cité dans de nombreuses publications sur le passeport sanguin. Curieusement, la société base sa publicité sur la mesure du volume sanguin et pas sur la masse-tHb. La mesure de ce volume est très intéressante pour les dopeurs. On peut très bien imaginer que les équipes de pointe ont désormais à leur disposition des tables de correspondance masse-tHb, taux d'Hb et volume plasmatique.

Les petits malins du World Tour

Des équipes cyclistes pro utilisent depuis les années 2000 le dosage de la masse-tHb. On peut citer les T-Mobile en 2006, puis peu après Garmin-Transitions de Jonathan Vaughters pour les contrôles internes à l'équipe effectués par le Professeur Don Catlin (décédé en 2024). Le Professeur Aldo Sassi (décédé en 2010), alors directeur du centre sportif de la Mapei, l'utilisait aussi pour Cadel Evans, Ivan Basso et Riccardo Ricco qu'il avait voulu remettre sur le droit chemin... En 2010, le Docteur Mario Zorzoli, directeur médical de l'UCI, recommandait même aux équipes Pro Tour de pratiquer ce dosage chez leurs coureurs plusieurs fois par an, sous peine de se voir exclues du Pro Tour. L'UCI venait d'adopter le passeport sanguin et Zorzoli craignait une hécatombe de cas positifs. On n'a jamais su de quel côté était Zorzoli ! L'UCI dut le « suspendre » un an en 2015 pour son implication dans l'affaire Geert Leinders - Michael Rasmussen. Ces équipes se contentaient-elles de mesures ou avaient-elles déjà utilisé ces appareils de façon déviée ? On sait maintenant (7) que des répétitions d'inhalation de CO permettent de procéder à des séquences de phase hypoxique. Non seulement, le CO prend la place de l'oxygène sur l'Hb, mais il élève également l'affinité de l'Hb pour l'oxygène, perturbant sa libération vers les tissus. La méthode de mise en hypoxie consiste en l'inhalation de 100 ml de CO 5f/j pendant trois semaines (soit quelques minutes 5 f/j). Le taux d'Hb-CO formé n'est encore que de 5%. La masse-tHb augmente de 4,8% et le VO2 max de 3%. L'UCI a interdit pour 2025 l'utilisation du gaz plus d'une fois par quinzaine. Mais elle n'est pas en mesure de contrôler son interdiction. Il serait impossible de faire la distinction entre dopage et exposition à la pollution ambiante, le taux d'Hb-CO pouvant atteindre 3% chez un non-fumeur en milieu urbain et 10% chez un fumeur régulier.

Si les équipes Jumbo-Lease a bike et Israël Premier Tech ont possiblement arrêté l'utilisation de CO, ce n'est peut-être pas le cas d'UAE. Les performances généralisées (plus de la moitié des coureurs UAE ont levé les bras en 2025) et impressionnantes de Tadej Pogacar, l'entourage de l'équipe constitué d'anciens dopés (dont Mauro Gianetti, Joxeán Matxin) (8) font douter à moins qu'ils ne soient passé à un autre gaz, l'argon par exemple, le xénon étant interdit depuis 2015. Mais, peu réactif, l'argon présenterait moins d'affinité pour l'atome de fer. L'hypoxie induite serait inférieure à celle procurée par le monoxyde de carbone.

Quand je lis les résultats du Tour, j'ai des doutes
Source : Espé - 08/07/2025

Le dosage de la masse-tHb permettrait donc une avancée dans l'interprétation du passeport sanguin mais ne supprimerait pas tout dopage sanguin. On le savait dès 2010. Aujourd'hui, si ce dosage n'est pas utilisé par l'antidopage, il l'est par les tricheurs pour être sûrs que leurs sportifs n'affoleront pas les radars du passeport sanguin. Le monde à l'envers !

L'étude décisive

L'étude de Lundby et Robach en 2010 (9) avait d'emblée tempéré l'enthousiasme. Si la variation naturelle de la masse-tHb chez un sportif est en moyenne de 4,6%, un dopage par micro dose d'EPO peut très bien ne faire augmenter cette masse que de moins de 4,6% et donc passerait inaperçu. On sait que les tricheurs utilisent maintenant des poches de 150 ml. Sera-t-il alors judicieux de pratiquer ce dosage pour détecter une manipulation sanguine ? Dans l'étude de Lundby et Robach, ce dosage n'avait pas réussi à déceler l'utilisation d'EPO lors de la phase d'entretien (une injection par semaine après la troisième semaine) chez la moitié des sujets de l'étude. En fait, ce dosage serait efficace dans la première phase du programme de dopage (les trois premières semaines) soit en période hivernale chez les cyclistes. Le succès de la méthode n'est plus que de 50% dans la phase d'entretien quand les doses d'EPO sont espacées ou réduites. Vers la onzième semaine, la masse totale de l'hémoglobine augmente moins qu'une fluctuation normale de 4,6%, tout en favorisant la performance et les Ret reviennent à leur valeur initiale d'avant traitement à l'EPO ! Lundby et Robach pensaient donc déjà en 2010 que le dosage de la masse totale de l'Hb ne permettait pas de déceler un dopage par microdose. Autrement dit, l'utilisation du CO, interdit par l'UCI (mais impossible à contrôler) pourrait déterminer la quantité maximum d'EPO microdosée à injecter au cycliste et dont les effets resteraient invisibles pour le passeport sanguin.


Marc Kluszczynski est pharmacien
Il est titulaire du diplôme universitaire de dopage de l'université de Montpellier (2006)
Il est responsable de la rubrique "Front du dopage" du magazine Sport & Vie et collabore à cyclisme-dopage.com


(1) Les médecins biologistes de l'IBT (Institut de Biotechnologie de Troyes) dont le Pr Gérard Dine, avaient imaginé dès 1999 dresser une carte d'identité hématologique du sportif. Si l'IBT possède indiscutablement l'antériorité scientifique du passeport biologique, l'idée sera reprise par les australiens Robin Parisotto et Michael Ashenden qui la proposeront ensuite au CIO et à l'AMA.

(2) Detecting blood manipulations from total Hb mass-minor or major confounding effects of injury, illness, long lasting exercice and maturation ? W. Schmidt, 2008, ABP Project description, WADA.

(3) Screening for recombinant human EPO using [Hb], Ret, Off-Score, Hb Z Score : status of blood passport. Eur J Appl Physiol, Borno, Lundby, 2010. Dans cette étude, 42% des sujets dopés n'étaient pas détectés par le PS. Dans la réalité, comme il y a moins de contrôles antidopage, le pourcentage de sujets non détectés est plus important.

(4) Total Hb mass : a new parameter to detect blood doping ? Nicole Prommer et al. Med Sci Sports Exerc, 4 : 2112-18. 2008.

(5) Exclusive : Tour riders are inhaling carbon monoxide to optimize altitude training. Escape Collective, 12/07/2024. Kristof Ramon, Cor Vos. Ce site fut créé en août 2008 à la suite de la disparition de Cycling Tips. Une taupe dénommée « Mou » serait à l'origine de la fuite dans l'équipe de Pogacar.

(6) The assessment of total Hb mass by carbon monoxide rebreathing. Siebenmann, Keiser, Robach, Lundby. CORP (Cores of reproductibility in physiology) 2017.

(7) Chronic exposure to low dose carbon monoxide alters Hb mass and VO2 max. Walter Schmidt ans al. Med Sci Sports Exerc. 52(9), 1879-87. Sept 2020. De nouvelles avancées de cette méthode avaient été présentées à l'Université de Florence lors de la conférence Science and Cycling juste avant le départ du TdF 2024

(8) Consulter l'Indice de Confiance de Cyclisme-Dopage.com

(9) Assessment ot total Hb mass : can it detect EPO induced blood manipulations ? Lundby, Robach. Eur J Appl Physiol 108 : 197-200. 2010.


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Cette page a été mise en ligne le 08/07/2025