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Tour de France : l'ascension de Tadej Pogacar au plateau de Beille, ce coup de massue qui a encore fait basculer la compétition dans un autre monde


16/07/2024 - lemonde.fr - Pierre Carrey

Depuis quelques années, chaque édition de la Grande Boucle a son moment charnière, celui à partir duquel l'ambiance festive qui prévaut en début d'épreuve laisse place aux doutes et à une myriade de questions sans réponse.

Voilà, la fête est en partie terminée, le Tour de France 2024 a basculé. Les braises sont encore chaudes, mais, déjà, le triomphe phénoménal du maillot jaune Tadej Pogacar au plateau de Beille (Ariège), dimanche 14 juillet, s'installe comme un épisode majeur dans l'histoire des crises de la Grande Boucle. Ce record de performance constitue une pelote d'incompréhensions, de doutes, de tensions dans le peloton et dans sa périphérie. Il suscite une myriade de questions, pour l'instant sans réponses, dont la principale, la plus évidente, la plus crue : cette prestation sportive est-elle naturelle ou cache-t-elle des moyens déloyaux, voire du dopage ?

Le point de « bascule » d'un Tour de France se reconnaît avant tout à son atmosphère, glaciale en plein mois de juillet, par des soupirs, des non-dits, des échanges de regards et de sourires, désolés ou moqueurs. Chacun comprend. C'est ce silence pesant qui s'est abattu dimanche au plateau de Beille, soudain, implacable. Très exactement à 5,4 kilomètres de l'arrivée, quand le Slovène de l'équipe UAE-Emirates a porté l'estocade à son adversaire Jonas Vingegaard (Visma-Lease a Bike).

Vue de loin, la « bascule » est indécelable. Une part des spectateurs est encore transportée d'enthousiasme, les haut-parleurs de l'organisation s'enflamment pour ce qui est présenté comme un exploit, mais, postée derrière la banderole d'arrivée, la cohorte des suiveurs est pétrifiée. Cette zone rassemble les meilleurs connaisseurs du milieu, employés des équipes, invités, journalistes. Les écrans font monter la tension nerveuse, celui de la télé qui relaie la course avec une neutralité parfaite, celui des smartphones qui convoient la colère des réseaux sociaux. Puis surgissent les coureurs, les battus du jour, priés de donner leur avis sur la performance suspecte. Les mots sont prudents, quelquefois frappés de double sens, de sarcasme et d'autodérision, car l'humour est le nouveau langage du peloton.

Un délai de décence

Tous les acteurs et suiveurs de la Grande Boucle ne sont pas forcément convaincus d'avoir assisté à une performance frauduleuse. Mais tous comprennent que l'épreuve est maintenant cassée en deux, l'ambiance irrémédiablement pourrie jusqu'au dernier jour. La bulle du Tour savait que le moment surviendrait, mais ne savait pas quand. Elle feint d'oublier d'une année à l'autre mais, depuis l'affaire Festina en 1998, chaque édition compte un point de bascule, certains plus mémorables que d'autres, par l'outrance de la prestation et la détérioration d'ambiance qui s'ensuit. Le 13 juillet 1999 est buriné dans la chronologie de l'épreuve. Le jour où Lance Armstrong s'impose à Sestrières (Italie). Comme le 14 juillet 2015, échaudé par le succès de Chris Froome à La Pierre-Saint-Martin (Pyrénées-Atlantiques) ou, plus récemment, le 18 juillet 2023, avec le contre-la-montre de Jonas Vingegaard entre Passy et Combloux (Haute-Savoie).

Pourtant, la cohorte des suiveurs aurait pu lancer les regards et les sourires soupçonneux dès le 2 juillet et la quatrième étape au col du Galibier, dans les Alpes, lorsque Tadej Pogacar établit déjà un record, par un démarrage à 37,8 kilomètres/heure sur une pente à 10 % et une moyenne à 24 kilomètres/heure sur 700 mètres de montagne. Ou bien la fracture aurait-elle pu éclater le 13 juillet, la veille du plateau de Beille, dans l'étape du Pla d'Adet (Pyrénées), caractérisée par un solo spectaculaire du Slovène. De même, celle de 2023 aurait pu naître dès l'ascension intrigante du Tourmalet (Hautes-Pyrénées), soit douze jours avant le controversé contre-la-montre. C'est comme si les suiveurs voulaient observer un délai de décence, ne pas entériner trop tôt la fin des agapes. Mais la « bascule » se forge aussi sur une accumulation.

Après la troisième ou quatrième prouesse énigmatique, une valve explose dans la mécanique affective. Le sentiment de saturation s'accompagne d'indices visuels, de détails soudain rendus signifiants. Au plateau de Beille, Tadej Pogacar avait dans un premier temps suivi une attaque de Jonas Vingegaard dans une facilité surjouée, levant les mains de son guidon. Mais les apparences trompent souvent. Des observateurs soutenaient que l'Autrichien Bernhard Kohl était « propre » sur le Tour de France 2008 car le grimpeur s'écroulait de fatigue une fois la ligne passée. On apprit quelques jours plus tard son contrôle positif à l'EPO. Le subjectif turbine à plein dans le phénomène de « bascule ».

Evolution du matériel ou du petit-déjeuner

Viennent enfin les chiffres. Les suiveurs et les spectateurs les plus avertis peuvent, grâce à ces data, confirmer leurs doutes, se consoler autant que s'effarer. Les courbes de puissance – exprimées en watts – restent un des indicateurs de performance les plus fiables et les plus révélateurs, même si, ensuite, les interprétations sont sujettes à débats. Pour synthétiser, il s'avère que Jonas Vingegaard, malgré sa grave chute du début avril, est au même niveau que l'an passé, lorsqu'il avait écrasé Tadej Pogacar et ainsi alimenté la « bascule » du Tour 2023. Quant à Tadej Pogacar, il est donc au-dessus, très au-dessus de son adversaire. L'édition 2024 est en train d'instaurer le record des records, avec le plateau de Beille au firmament.

Selon le verdict des chiffres, le Slovène a gravi la montée ariégeoise à une puissance de 6,98 watts par kilogramme de corps humain (W/kg), ceci pendant un effort de 39 minutes et 50 secondes ; tandis que Jonas Vingegeaard pousse à 6,85 W/kg et admet avoir atteint ses limites. C'est une performance sans équivalent dans l'histoire du Tour. Alberto Contador a fait légèrement mieux en puissance absolue, produisant 7,07 W/kg dans l'étape à Verbier (Suisse), en 2009, mais son effort était dix-neuf minutes plus court que celui de Tadej Pogacar. Quant aux prestations qui avaient choqué l'an passé, elles sont pulvérisées. Jonas Vingegaard, impressionnant dans le col de la Loze, dans les Alpes, avait poussé 5,9 W/kg pendant 38 minutes et 04 secondes. En résumé, Tadej Pogacar grimpe le plateau de Beille avec la même aisance qu'une côte plus restreinte.

Rien n'est satisfaisant ou définitif dans la bascule, et c'est ce qui autoalimente son énergie négative. Les impressions ne sont pas claires, les chiffres vertigineux, mais sans pouvoir expliquer quoi que ce soit, et les « suspects » échouent à calmer le malaise. Interrogé par la presse, lundi 15 juillet, pendant la journée de repos à Narbonne (Aude), le maillot jaune a mis en avant l'évolution du matériel ou encore celle du petit-déjeuner A la vérité, qu'il soit réellement dopé ou non, aucune réponse ne pourra être convaincante. Pas davantage que les contrôles négatifs et la présomption d'innocence à laquelle il a naturellement droit : il s'est déjà avéré que des athlètes « négatifs » utilisaient des substances ou protocoles interdits.

Confronté à une inversion de la charge de la preuve, sommé de se justifier, Tadej Pogacar ne peut en réalité rien faire. Et c'est la dimension la plus éprouvante de la « bascule » : que le climat électrique ne soit pas réglé ou purgé par un contrôle positif à un produit « lourd » visant un coureur « lourd » au classement général. Cela fait plus de dix ans que les « bascules » du Tour de France ne débouchent sur aucune vérité immédiate.

Seuils fixés par le sulfureux docteur Ferrari

Ce qui a basculé, enfin, c'est le cyclisme dans son entier, vers un univers inconnu, des limites physiologiques qu'aucun scientifique n'est capable de décrire. Vendredi 19 juillet, une ascension de la cime de la Bonette à 55 kilomètres/heure serait la preuve irréfutable qu'un coureur utilise un vélo à moteur. Mais en deçà, quelle vitesse ou quelle puissance seraient synonymes de triche ? Par ailleurs, est-il possible d'améliorer les standards de performance aussi loin et aussi vite (démultipliés d'une année à l'autre, là où il fallait une décennie de progressions constantes, autrefois) ?

Les quasiment 7 W/kg générés par Tadej Pogacar au plateau de Beille dépassent de 5 % les seuils fixés aux alentours de l'an 2000 par le sulfureux docteur Michele Ferrari – entraîneur de Lance Armstrong et quelques autres. Des niveaux atteignables par quasiment personne.

Comment les équipes, toutes sauf celles de Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard, peuvent-elles trouver sur la Grande Boucle un lot de consolation qui leur est refusé, sans oser dire rivaliser ? Les questions jusque-là posées par le maillot jaune slovène sur la suite de ce Tour de France 2024 engagent bien plus que cela : l'avenir du sport cycliste.


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Cette page a été mise en ligne le 03/08/2024