Dossier dopage

Sportifs amateurs et pros du dopage


29/06/2017 - lexpress.fr - Antoine Grynbaum

Santé des sportifs en danger, résultats de compétitions faussés, omerta du milieu... Le dopage sévit également chez les non-professionnels.

En mars dernier, lors d'une saisie dans la Loire-Atlantique, l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp) a arrêté, avec l'aide du GIGN, un très gros fournisseur d'adjuvants illicites. Bilan de l'opération: 12 000 commandes de produits dopants et un fichier de quelque 5000 clients, parmi lesquels beaucoup de sportifs amateurs. "On a interpellé ce fournisseur en remontant une filière par le biais d'Internet, raconte Jean Savarino, conseiller sport à l'Oclaesp. (...)"

Deux millions de sportifs concernés ?

L'enquête a pris deux ans. "Le dealer importait des substances d'Asie et confectionnait ses produits au sein d'un laboratoire situé dans un pays de l'Union européenne. A l'intérieur, on a retrouvé du plomb et des métaux lourds !" L'individu interpellé proposait sur son site 146 types de stéroïdes, pour un "chiffre d'affaires" pouvant atteindre 4 millions d'euros par an. Le sujet est tabou, mais il n'en reste pas moins bien réel : comme certaines de leurs idoles, les sportifs amateurs n'hésitent plus à se doper pour aller, eux aussi, plus loin, plus haut, plus fort. Faute de chiffres officiels, il faut s'en tenir aux estimations, qui varient entre le préoccupant et l'alarmant.

Ainsi, selon le professeur Jean-François Toussaint, directeur de l'Institut de recherche biomédicale et d'épidémiologie du sport (Irmes), "il y aurait de 4 à 5% de sportifs dopés chez les amateurs dans les pays développés, un peu plus chez les garçons que chez les filles". En 2012, une étude effectuée par l'Académie nationale de médecine avançait, elle, l'étiage de 15 %, ce qui représenterait environ 2 700 000 personnes en France !

"Tu fais gaffe de prendre la bonne dose, sinon..."

Très rares sont les sportifs amateurs acceptant d'avouer qu'ils ont franchi la ligne jaune. Fabrice*, cycliste, a craqué à 19 ans. "J'étais dans la catégorie espoirs et, au début, je ne voulais pas entendre parler de dopage, raconte-t-il. Mais, à force de courir, l'idée qu'il fallait prendre des choses pour gagner a fait son chemin. Un coureur, mon meilleur ami à l'époque, m'a proposé de la cortisone, j'en ai pris 3 ou 4 fois. Les gens qui n'ont pas essayé pensent que c'est magique, mais c'est beaucoup plus compliqué : tu regardes partout pour voir s'il n'y a pas de contrôleurs, tu fais gaffe à prendre la bonne dose, parce que sinon ça fait l'effet inverse de celui recherché. Moi, je n'avais pas de staff derrière pour organiser tout ça." La cortisone a produit "un petit effet, [j'étais] plus puissant dans les côtes". Mais ça n'a pas suffi, cette année-là, pour faire gagner Fabrice. Et, en prime, il s'est fait pincer.

(...)

Antidouleur, caféine et somnifères: un dangereux cocktail

Dans la trousse à pharmacie de ces consommateurs de "produits miracles", on trouve surtout des compléments alimentaires à base d'anabolisants. Le clenbutérol y figure en bonne place. Cette substance, qui avait fait tomber Alberto Contador en 2010, permet de maigrir tout en prenant du muscle. Très prisé aussi, le fameux EPO, que pros et amateurs prennent désormais en microdoses. Son prix est néanmoins élevé en comparaison de ceux des stéroïdes, stimulants et autres cures d'anabolisants, qui coûtent, elles, entre 150 et 300 euros. Le cocktail classique consiste à associer le Tramadol, un antidouleur (...) qui donne envie de dormir, avec 800 mg de caféine, l'équivalent de deux tubes de Guronsan. Pour fermer l'oeil le soir, certains doivent prendre des somnifères, du Stilnox notamment. Un dopage low cost aux lourds effets secondaires.

Shootés au Tramadol, les cyclistes peuvent effectuer 200 kilomètres sans rien ressentir, mais c'est après que ça se gâte. "Les mecs sont un peu réduits à l'état de déchets, témoigne un spécialiste. D'ailleurs, la prise de Tramadol peut aussi expliquer des chutes !". "Les corticoïdes marchent très bien, ajoute de son côté Antoine Vayer, qui fut, lui, l'entraîneur du cycliste Christophe Bassons chez Festina, et qui a lancé une plate-forme (...) ouverte aux lanceurs d'alerte. Ceux qui veulent passer à des produits plus lourds (comme les hormones de croissance) ont plus de difficultés... Il faut assurer financièrement, et trouver les filières. Un sportif avec qui j'en ai parlé est parti en chercher en Suisse." Tous les moyens sont bons. Ici, un coureur, propriétaire d'un étalon, demande à son pharmacien une ordonnance de testostérone, soi-disant pour son cheval. Là, un autre tape dans les stocks de sa grand-mère, atteinte d'un cancer.

Les sports de combat en tête de liste

D'après le dernier rapport de l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), à paraître prochainement, les sports de combat seraient les plus touchés par le phénomène, le kick-boxing arrivant en tête avec 150 contrôles urinaires positifs en 2016 (8 % de résultats anormaux), devant la lutte et la boxe thaïe. Suivent le cyclisme, l'athlétisme et le football, (respectivement 1,5 %, 1,2 % et 0,6 % de tests non conformes). (...)

Entre les amateurs, les semi-amateurs et les semi-professionnels (...), la frontière est ténue car tous se côtoient. Or, dès que l'on se rapproche de cette dernière catégorie, les risques de dopage augmentent. Les clubs exercent même parfois une pression implicite sur leurs membres. "Un collègue m'a parlé récemment de son fils, joueur de rugby en Pro D2, une division composée de pros et semi-pros, témoigne un fin connaisseur du monde du sport. Un club du Top 14 souhaitait le recruter, mais à condition qu'il prenne 8 kilos. Tu sais ce que ça signifie ?? lui ai-je dit. Il a tout de suite compris."

Souvent, une ou deux mauvaises rencontres suffisent pour basculer. Il peut arriver qu'avant une course un cycliste amateur obtienne quelques cachets d'amphétamine d'un ancien professionnel. Les salles de musculation non réglementées sont aussi de véritables supermarchés où l'on trouve tout et n'importe quoi : anabolisants, compléments alimentaires et échanges d'informations entre les fans de gonflette et les "vrais" sportifs.

Appât du gain et soif de vaincre

Reste la grande question : pourquoi ces sportifs, qui n'ont pas fait de leur discipline leur métier, prennent-ils autant de risques, notamment sur le plan de la santé, avec les problèmes de stérilité et parfois les cancers qu'entraînent ces substances ? La gagne, encore et toujours. L'envie de "soulever la coupe", de briller dans son club. Ou tout simplement "de faire un résultat", lorsqu'on en a soupé de finir au fond du classement. Parfois s'ajoute aussi l'intérêt financier. Les petites courses peuvent ainsi rapporter aux meilleurs cyclistes de 1 000 à 2 000 euros par mois. En mars 2016, l'AFLD a effectué des tests dans le peloton d'une course cycliste guadeloupéenne. Résultat : 19 % de coureurs positifs - notamment à l'EPO et aux hormones de croissance - , des hématocrites - la part des globules rouges dans le sang - supérieurs à 60, et un risque sanitaire maximal. (...)

Sur le terrain, les "indics" alimentent précieusement les enquêtes des conseillers interrégionaux antidopage (Cirad). "Certaines choses mettent la puce à l'oreille, décode Christophe Bassons (...). Des performances anormales, des sportifs qui arrêtent d'un coup d'un seul..." Les institutions de contrôle font ce qu'elles peuvent, mais souffrent de leurs maigres moyens. "Avec son budget de misère, l'AFLD doit s'occuper du sport pro tout en effectuant des contrôles dans les clubs amateurs, c'est impossible!", confie Marie-George Buffet, ex-ministre des Sports. Mais le fond du problème demeure l'omerta. "Moi, j'ai parlé chez les pros et je me suis fait jeter", grince Christophe Bassons. Les sportifs amateurs, comme les pros, ont retenu la leçon.

* Le prénom a été changé.

Plates-formes d'alerte

Son nom est désormais bien connu des spécialistes. Hajo Seppelt, le journaliste allemand qui a fait tomber le sport russe en révélant ses pratiques dopantes, a lancé l'an dernier, avec Antoine Vayer et trois autres spécialistes de la lutte contre le dopage, SportsLeaks.com / DopingLeaks.com, une plate-forme destinée aux lanceurs d'alerte sur le dopage dans le monde du sport. Des fédérations internationales ont également créé des sites similaires.


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Cette page a été mise en ligne le 26/11/2017