Dossier dopage

Le passeport sanguin grugé par l'altitude


21/04/2013 - cyclisme-dopage.com - Marc Kluszczynski

Dès la mise au point du premier test de détection de l'EPO (2000), le Dr Michele Ferrari recommandait à Lance Armstrong les séjours en altitude ou son exposition artificielle en tente hypoxique. De cette manière, la sécrétion d'EPO endogène était relancée et la lecture du test était rendue plus délicate par la présence en plus grande proportion de bandes sombres caractérisant les isoformes acides endogènes. A l'avènement du passeport sanguin en 2008, l'UCI se retrouva avec de nombreux procès en appel, qui s'avérèrent fort coûteux. Les cyclistes suspendus pour anomalies de fluctuation des constantes sanguines se défendaient d'un quelconque dopage sanguin et expliquaient ces variations par des séjours fréquents en altitude ou une pathologie chronique. Huit cyclistes seront suspectés de manipulation sanguine en 2009 et 2010 parmi lesquels Tadej Valjavec (AG2R) dont l'explication de l'ulcère gastrique ne fut pas retenue, et Franco Pellizotti (Liquigas) dont certaines analyses effectuées en avril 2009 à Ténériffe étaient douteuses. La suspension de Pellizotti sera levée le 21 octobre 2010 par le Tribunal antidopage italien (TAD), qui allait à l'encontre de la décision du CONI. Le TAD estimait les preuves insuffisantes pour affirmer un dopage et suspendre Pellizotti, qui était même défendu par le médecin de Liquigas, le Dr Roberto Corsetti. L'UCI faisait appel et le TAS confirmait la suspension du coureur de la Liquigas. Ecoeuré, Pellizotti se retirait du cyclisme. Le coureur espagnol Jesus Rosendo Prado (Andalucia Cajasun) réussit à convaincre la Fédération royale espagnole de cyclisme qu'une crise d'hémorroïdes était à l'origine d'analyses sanguines anormales. Il put réintégrer le peloton. Pietro Caucchioli (Lampre) fut le premier cycliste à contester sa suspension devant le TAS. Le cycliste de la Lampre fit même appel à un expert hématologue pour le défendre lors de l'audience. Mais la suspension de 2 ans fut confirmée. Echaudée par l'avalanche de procès, l'UCI n'osa pas se prononcer pour cinq autres coureurs dont l'identité n'a jamais été divulguée.

Toutes ces contestations incitèrent sûrement l'UCI à la prudence et peut-être à l'inaction. Pendant deux ans, on n'entendra plus parler de cycliste suspendu pour anomalie de son passeport sanguin. Puis, chose étrange, le tout juste retraité Leonardo Bertagnolli sera suspendu en 2012 pour anomalies datant de 2008 ! Début 2012, l'équipe des neuf experts " indépendants " de l'UCI en charge du passeport avait évolué en une nouvelle structure basée à Lausanne, l'APMU (Athlete Passport Management Unit) financée par l'AMA, les fédérations internationales et les agences nationales antidopage. Si l'on savait que l'UCI avait interdit au Dr Francesca Rossi, directrice de la Commission médicale, et à ses neuf experts de donner des interviews, la règle de confidentialité imposée à l'APMU (mais par qui ?) est encore plus stricte : non seulement le scientifique n'a aucune liberté de parole durant son emploi à l'APMU, mais il doit encore respecter cette clause durant huit ans après l'avoir quitté.

L'UCI s'est donc coupée de la gestion du passeport sanguin et l'APMU est donc théoriquement indépendante de l'UCI. Il faut espérer que l'AMA réussira à relancer la lourde machine qu'est le Passeport Biologique. Pour être exploitable, celui-ci exige un contrôle strict de l'origine des résultats biologiques et un respect du cahier des charges concernant les prélèvements. En 2010 et 2011, l'UCI avait diminué le nombre de contrôles inopinés réalisés dans le cadre du passeport. Récemment, certains cyclistes pro hollandais n'avaient pas été contrôlés depuis juillet 2012 et si d'autres ne l'ont été que deux fois en 2012, Robert Gesink l'a été 11 fois. La planification des contrôles laissait aussi à désirer, l'UCI plaçant un intervalle de temps trop grand entre deux tests, ce qui laisse la porte ouverte à un dopage sanguin.

L'APMU devra résoudre le problème des séjours en altitude, qui sont devenus depuis 2008 l'habitude des grandes équipes professionnelles cyclistes, même si leur efficacité n'est pas démontrée chez tous les sportifs : l'étude de Siebermann en 2012 ne montre pas de gain de performance après 16 jours passés à 3000m (1). On sait que les séjours en altitude ne sont pas une alternative au dopage sanguin. Dans le meilleur des cas, l'augmentation du taux d'hémoglobine reste physiologique et celui-ci peut se situer vers les 16 g/dl. Le succès des stages en altitude s'expliquerait donc par une autre raison : l'UCI a fini par ne plus exploiter pour le passeport sanguin les échantillons récoltés en altitude et il se pourrait que certaines équipes ayant élu domicile sur les hauteurs utilisent l'altitude comme agent masquant un dopage sanguin et pour perturber le passeport, ce qui ne serait pas une nouveauté quand on pense à Ifrane (Maroc), Albuquerque (USA) ou Font Romeu (France). Le Dr Ferrari n'hésite pas à citer le Dr Mario Zorzoli (Commission médicale de l'UCI) qui aurait accepté l'année dernière de ne pas faire figurer dans le passeport des constantes compromettantes d'une équipe pro en stage à Ténériffe, suite à la demande du médecin de l'équipe en bonne relation avec lui.

Si l'APMU veut rendre fiable le passeport sanguin pour détecter un dopage (ce qui revient presque à une mission impossible actuellement) elle devra résoudre trois points essentiels : le premier concerne l'exploitation des constantes sanguines ; ou comment constituer une base de données sanguines exploitables pour le passeport si le cycliste ne descend de son perchoir que pour les compétitions ? Le second concerne les microdoses d'EPO : elles sont utilisées actuellement comme agent masquant les transfusions sanguines et depuis 2010, il y a augmentation du nombre de cyclistes aux taux de réticulocytes supérieurs à 1,8%, une microdose d'EPO permettant de relancer la production des réticulocytes abaissés suite à une transfusion. Le Dr Michael Ashenden a montré en 2011 que des microdoses d'EPO administrées pendant 12 semaines induisent une augmentation du taux d'hémoglobine que le passeport considère être dans les limites de fluctuation normale acceptable, alors que l'avantage pour la performance est indéniable. Pire, un sujet de l'étude n'ayant pas reçu d'EPO fut considéré comme dopé. Le 3ème point concerne la détection d'une transfusion et d'une extraction sanguine réalisées le même jour. Le passeport ne pourra détecter cette manipulation, si le cycliste se transfuse du sang le matin d'un CLM ou d'une étape de montagne et se le retire après l'arrivée.

De nombreuses fédérations internationales (tennis, football, natation, ski) cherchent actuellement à utiliser le Passeport Sanguin pour améliorer leur lutte antidopage ; elles doivent bien savoir que celui-ci navigue encore en plein brouillard. Les paramètres utilisés sont trop simplistes. Ils ne permettent pas de couvrir la réalité de l'érythropoïèse en amont en utilisant d'autres marqueurs et en aval notamment par rapport à la relation au métabolisme du fer. Le Pr Dine de l'Institut de Biotechnologie de Troyes, père du Passeport Biologique Sportif que l'on appelle passeport sanguin, a démontré avec le Dr Olivier Hermine (hôpital Necker, Paris) l'impact que possèdent les anomalies génétiques des gènes de régulation du métabolisme du fer sur l'érythropoïèse et par conséquent sur l'utilisation de marqueurs trop simplistes pour détecter une éventuelle intervention par EPO. L'approche actuelle (qui a été utilisée par l'UCI) est basée sur une démarche plus mathématique que biologique et ne prend pas en compte les réalités physiologiques voire génétiques des sujets concernés. Le Passeport ne peut donc pas être un contrôle antidopage au sens littéral du terme (il a été malencontreusement utilisé comme tel par l'UCI, le sera-t-il par l'AMA ?). Le Passeport ne peut être qu'un outil indirect de prévention active dont la pertinence n'a de valeur que par l'association du no-run ou du no-match mise en place par certaines fédérations beaucoup plus prudentes que l'UCI.

L'avenir du Passeport Sanguin

Les problèmes rencontrés avec le Passeport proviennent du fait qu'un certain nombre des experts de l'APMU ne sont pas des hématologues ou des spécialistes de l'érythropoïèse, mais des physiologistes et des biomathématiciens. Les fédérations intéressées par le Passeport et citées précédemment s'entourent d'hématologues et sont sûrement beaucoup plus professionnelles du point de vue de l'hématologie que l'UCI et l'APMU. Il faut impérativement éviter les erreurs répétitives qui ont concerné les cyclistes. Il faut aussi éviter les camouflets comme l'affaire Pechstein (la patineuse allemande a été suspendue deux ans suite à des anomalies de son passeport qui avait montré des taux de réticulocytes élevés ; or les experts ne s'étaient pas aperçus qu'une sphérocytose héréditaire qui expliquait ces anomalies).Il est donc important d'agir à titre préventif et de relever des anomalies hématologiques à connotation génétique s'exprimant à plusieurs niveaux et faussant le Passeport sur les paramètres simplistes utilisés. Les particularités biologiques de l'athlète sont ainsi intégrées dans son dossier médical et cela évite des actions coercitives discutables. L'impossibilité d'exploiter les variations de constantes sanguines en altitude doit redonner toute l'importance aux contrôles inopinés.

(1) Siebenmann, Robach, Jacobs, Rasmussen ; Live high- train low using normobaric hypoxia : a double blinded placebo controlled study. J Appl Physiol 112 (1): 106-17, janv 2012.


Marc Kluszczynski est pharmacien
Il est titulaire du diplôme universitaire de dopage de l'université de Montpellier (2006)
Il est responsable de la rubrique "Front du dopage" du magazine Sport & Vie et collabore à cyclisme-dopage.com


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Cette page a été mise en ligne le 21/04/2013