Actualité du dopage

Marion Sicot, du rêve au dégoût


28/03/2020 - cyclisme-dopage.com - Stéphane Huby

Dans un entretien diffusé samedi 13 mars 2020 sur FranceTVSport et complété le lendemain par un reportage dans Stade 2, Marion Sicot, contrôlée positive à l'EPO en 2019 est passée aux aveux. Elle risque quatre ans de suspension. Au micro de Thierry Vildary, elle dénonce l’attitude malsaine à son endroit de Marc Bracke, son directeur sportif. Au-delà de l’acte de dopage, quelle reconnait, assume et pour lequel elle sera sanctionnée, son expérience éclaire une face sombre du sport de haut niveau. Nous avons pu nous entretenir avec elle et consulter de nombreux documents du dossier ce qui nous permet d’apporter un éclairage sur les dessous de l’affaire.

Dans ce premier volet, nous décryptons, au travers des échanges Messenger entre Marion Sicot et son directeur sportif, la descente aux enfers de la jeune femme.

Dans un second volet que nous publierons mercredi prochain, nous nous pencherons sur le parcours qui l’a menée des mensonges à la vérité, un parcours exceptionnel tant les aveux restent rares, ou à tout le moins partiels, dans les affaires de dopage.

Un contrat secret pour devenir coureuse professionnelle

16 octobre 2017. Marc Bracke, directeur sportif de l’équipe cycliste « Lares Alarm Systems - WaowDeals », vient d’annoncer à Marion Sicot qu’il l’engage pour la saison 2018. « Envoie-moi une photo me montrant que tu es heureuse », lui demande-t-il sur Messenger, l’application de messagerie avec laquelle ils échangent depuis plusieurs mois.

Heureuse, la sportive originaire de la région orléanaise a des raisons de l’être. Depuis que sa mère l’a inscrite à un stage de cyclisme alors qu’elle a 11 ans, le vélo est une passion dévorante. Elle y a consacré son adolescence et sa vie de jeune femme, faisant passer au second plan famille, amis et amours. Elle a suivi le parcours d’une sportive de talent, gravissant les échelons petit à petit, à force de passion et d’abnégation. Elle ne sera pas une championne de premier plan mais ses talents de grimpeuse la font remarquer. En 2013, elle accède au niveau UCI dans l’équipe italienne Servetto Footon. Elle peut alors ambitionner de participer aux plus belles épreuves du calendrier féminin. Mais entre une leader russe qui refuse de parler une autre langue que l’italien (que la française ne maitrise pas) et un directeur sportif « qui ne [la] calcule pas », l’expérience tourne court. Elle prend définitivement fin à la Gracia Orlova, une course en République Tchèque. La jeune coureuse est abandonnée par son équipe et doit se débrouiller seule pour rejoindre l’aéroport. Elle redescend à l’échelon inférieur, la Division Nationale.

Alors quand, Marc Bracke lui ouvre les portes son équipe, elle est prête à tous les sacrifices, financiers pour commencer. Car avant de lui faire signer un contrat, le directeur sportif belge s’est assuré que la sportive orléanaise ne grèvera pas trop le budget de l’équipe (il vient de perdre son sponsor principal) : non rémunérée (l’UCI n’imposera un salaire minimum qu’en 2020, et encore, seulement pour les équipes « UCI Women’s WorldTeams »), elle devra, en plus, verser une caution de 1500 euros pour son vélo (elle ne disposera pas de vélo de rechange). Elle devra aussi prendre à sa charge ses frais de déplacement et d’hébergement lorsqu’ils ne sont pas payés par les organisateurs de courses. C’est le contrat secret qu’elle signe avant même son contrat officiel et que nous reproduisons ci-dessous.

« Ton contrat est secret », précise bien Marc Bracke :

« À aucun moment un deuxième « contrat secret» n’a été signé », se défend pourtant l’équipe « Doltcini-Van Eyck Sport Women Cycling Team » dans un communiqué publié le 10 mars dernier, en réaction au reportage de Stade 2 diffusé dimanche 15 mars. Pour réussir à vivre, elle continue à enseigner à mi-temps dans la section sport-étude cycliste du lycée Pasteur au Blanc, dans le Loiret. Ses parents l’aident à boucler ses fins de mois qui arrivent souvent bien avant le 30.

Le 16 octobre 2017, donc, Marion Sicot est heureuse de la deuxième chance qui lui est « offerte » de courir au plus haut niveau. Marc Bracke la met en garde : « J’espère que je prends la bonne décision et que tu ne me décevras pas ». Elle le rassure : « Je te promets que je donnerai le meilleur de moi-même pour l’équipe » :

Un quotidien précaire

Alors que Marion Sicot prépare la saison 2018 dans l’orléanais, elle continue à échanger sur Messenger avec son nouveau directeur sportif. Celui-ci la motive et l’encourage (« Je crois en toi, je suis là pour t’aider », « Je pense que tu peux faire de grandes choses cette année », « Je crois en toi »). Il s’enquiert aussi de ce que pense de lui sa coureuse : « Que penses-tu de moi maintenant ? »). Il l’interroge aussi sur son poids. Depuis les catégories juniors, son premier entraîneur lui a inculqué l’importance du rapport poids/puissance, au point que c’en est devenu une obsession pour la jeune sportive. A 25 ans, elle espère encore retrouver le poids de ses 17 ans, 55kgs pour 1m69, et s’impose de grosses restrictions.

En mars, Sicot demande à Bracke si elle pourra bénéficier d’une combinaison de contre-la-montre. Il ne maitrise pas bien le français et lui demande ce que c’est. Sicot lui envoie une photo de combinaison trouvée sur Google. « Ce n’est pas une photo de toi », regrette-t-il :

La saison 2018 démarre plutôt bien pour Marion Sicot qui fait un podium, ce dont se félicite le directeur sportif belge sur Facebook :

La Française est alignée sur des classiques qui la font rêver comme Liège-Bastogne-Liège, l’Amstel Gold Race ou la Flèche Wallonne. Pour la logistique, elle se débrouille. Ses parents lui prêtent leur voiture, elle réserve et paie ses billets de train, d’avion ; doit trimbaler son unique vélo, son casque, ses chaussures, ses tenues ; doit jongler avec son emploi du temps de professeur au Blanc. En mai, Marck Bracke lui demande de l’aider à trouver un sponsor. Si elle trouve, elle gardera 10%.

« Tu mérites une année supplémentaire »

En août, elle commence à songer à l’année suivante. Elle souhaite rester dans l’équipe. Malgré la précarité, elle aime cette vie de sportive au plus haut niveau. Marc Bracke, qui se félicite de ses progrès, lui reproche d’avoir pris du poids l’hiver précédent et de manquer d’esprit d’équipe. « Tu mérites une année supplémentaire mais le matériel coûte cher et j’ai beaucoup de demande de coureuses françaises », prévient-il :

Evidemment, si elle trouvait un sponsor

Le 29 septembre, il lui demande de continuer à prendre ses frais de déplacement à sa charge et de trouver un « petit sponsor » pour 2500 euros ou alors de vendre deux vélos de l’équipe :

Il la relance dès le lendemain matin : « alors, dois-je comprendre que tu vas rester ? » :

Deux semaines plus tard, nouvelle relance : « Pas de nouvelle, Marion ? ». « Je cherche mais c’est difficile de trouver 2500 euros », répond la coureuse. « Sinon, vends deux vélos Eddy Merckx », insiste-t-il.

Le directeur sportif s’inquiète aussi de son entraînement et de son poids. Il lui réclame une photo :

Ce jour-là, 105 messages sont échangés sur Messenger mais dans aucun Marc Bracke ne cherche à savoir combien elle pèse. En revanche, il a des questions extra-sportives : « un copain ? », « tu n’as pas de petit ami ? », « ou petite amie ? » :

« J’espère pouvoir te garder dans l’équipe et te faire devenir la coureuse que je veux », lui dit-il pour conclure l’échange du jour :

Le 25 octobre, Marck Bracke lui rappelle par deux fois qu’il croit en elle et l’apprécie. « Je veux t’apprendre beaucoup, () ne me déçois pas », insiste-t-il.

Dans son communiqué du 10 mars, l’équipe affirme pourtant : « Il n’était pas dans notre intention de la conserver dans l’équipe en 2019. Mais Marion Sicot a continué à mendier et à pleurer, promettant qu’elle débuterait la saison prochaine au bon poids et en forme ».

Faute de trouver un sponsor, Marion Sicot réussira en fin d’année à vendre les deux vélos en déposant des annonces sur Facebook et Trocvelo (Marc Bracke demandera un paiement en espèces). Elle s’engage à payer à nouveau ses frais de déplacement. Il lui en a coûté plus de 5000 euros en 2018. Ses parents resteront donc son principal sponsor, son poste de professeur à mi-temps ne lui rapportant que 600 euros par mois. Elle a trouvé un entraîneur, Franck Alaphilippe, cousin de Julian qu’elle admire, qui accepte de s’occuper d’elle bénévolement.

Une photo en bikini chaque lundi

C’est encore le 25 octobre, après que Marc Bracke lui a envoyé son contrat, qu’il demande à la jeune sportive de lui « envoyer chaque lundi une photo [d’elle] pour voir que ton corps ne change pas. Une photo en bikini, pas par sexisme mais pour voir que tu ne changes pas. Je vais t’aider. » :

Le directeur sportif poursuit : « Tu peux déjà envoyer ta première photo en bikini de face et de dos pour que je commence à te suivre ». Il précise : « c’est secret, ok ? ».

Après avoir échangé au sujet du contrat, il revient à la charge. « N’oublie pas la photo en bikini », s’amuse-t-il :

Dans la soirée, Mario Sicot lui envoie les photos. Bracke assure qu’il les efface et demande à la jeune femme de faire de même. « Je ne veux pas avoir une mauvaise réputation », s’inquiète-t-il :

Selon son équipe qui admet une « erreur », « c’est une pratique qui était normale dans les temps anciens. Beaucoup de cyclistes le savent ». Nous sommes le 25 octobre 2018. L’affaire Weinstein a éclaté un an plus tôt, donnant un coup d’accélérateur au mouvement #MeToo. Le 14 octobre 2017, la journaliste française Sandra Muller a lancé sur Twitter le mot-dièse #balancetonporc. Mais à l’heure des balances connectées, tel Saint Thomas, Marc Bracke préfère juger de visu.

Des photos « désormais avec une culotte plus petite ou un string »

Le 29 octobre, Marion Sicot envoie les photos réclamées par son directeur sportif qui, pour une fois, lui demande son poids. Elle est à 61 kg. L’objectif est de descendre à 58kg pour janvier. Il est satisfait mais complète sa demande : « Peux-tu prendre les photos avec une culotte plus petite, la même toutes les semaines pour que je voie mieux la différence. » :

Et pour vraiment bien voir la différence, les photos seront « désormais avec une culotte plus petite ou un string » :

« Une pratique qui était normale », selon son équipe, donc. Pourtant, qui imagine l'entraîneur de Romain Bardet lui demander : « Envoie-moi les photos avec un string plutôt qu’un boxer pour que je voie mieux comment tu as maigri » ? Interrogé, un directeur sportif de renom, témoigne que de toute sa carrière, il n’a « jamais eu connaissance de la part des physiologistes, des médecins, (et des photographes !!!) que l’on pouvait contrôler des variations de poids en slip ou bikini sur une semaine ». Un autre, exerçant actuellement à la tête d’une équipe professionnelle féminine abonde : « Cette méthode n’existe pas à ma connaissance dans le milieu du cyclisme ».

« J’ai refusé de lui envoyer des photos en string. Déjà, c’était compliqué pour moi de me montrer en sous-vêtement, mais là, c’est au-dessus de mes forces », se confie Marion Sicot. Son état d’esprit a changé depuis un an. Le malaise s’est installé entre elle et son directeur sportif mais elle n’en parle à personne : « j’ai honte de ce qui m’arrive mais je continue car les courses ont commencé ». Elle monte en puissance progressivement pendant la saison des classiques et se classe troisième d’une épreuve de Coupe de France à Loudéac en avril. Elle a de bonnes sensations. À la Flèche Wallonne et à Liège-Bastogne-Liège, elle est malade. Déçue, elle éprouve des difficultés à se remobiliser. Chaque lundi, les demandes de photos reviennent. Elle tente de gagner du temps, de repousser au lendemain. Parfois la demande arrive, sibylline, comme le 12 avril 2019 :

« Le vélo est en train de devenir mon pire cauchemar »

Lorsqu’elle reprend la compétition au Tour de Burgos, à la mi-mai, elle est à court de forme. Elle n’a pas le moral. Marc Bracke lui reproche : « Marion tu es trop grosse, il faut que tu perdes du poids, tu ne marches pas, il faudrait que tu t’entraînes. ». Les jours passent, son mental s’effrite. Terminant son travail à 20h, elle n’a pas eu le temps de nettoyer son vélo avant d’arriver sur une course. Il lui en fait le reproche. De plus en plus sur la défensive, elle promet de le nettoyer le lendemain. Sur certaines courses, alors qu’elle n’est habituellement massée qu’un jour sur deux, son nom n’apparait plus au planning des massages. Marc Bracke refuse de s’en expliquer avec elle. « À la base le vélo est ma passion, un sport où je prends du plaisir, où je m’amuse et là, il est en train de devenir mon pire cauchemar », écrit-elle dans son journal intime.

Marion Sicot explique que l’attitude de son directeur sportif est à l’origine de sa dépression et de son passage à l’acte. Dans son entretien avec Thierry Vildary, enregistré le 21 février au Mans et diffusé le 7 mars, elle décrit la recherche sur Internet, l’achat d’EPO sur un site chinois, le virement bancaire, la poudre blanche, l'eau qu'elle fait chauffer, la seringue, l'aiguille qu'elle s’enfonce maladroitement dans le ventre, le jour de son anniversaire le 24 juin. L’heure des mensonges est venue.


A suivre, mercredi 1er avril : Marion Sicot, des mensonges à la vérité


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Cette page a été mise en ligne le 28/03/2020