Brève



Le docteur Mabuse, personnage de roman

27/05/1999 - hebdo.ch


Bernard Sainz, connu sous le nom de Dr Mabuse, est sous les verrous. Voici six ans, il fut le personnage principal d'un roman consacré aux moeurs du peloton.

«Sulfur 4 CH: les moeurs du peloton sous l'emprise du docteur Mabuse enfin dévoilées!» C'est le titre accrocheur d'un roman écrit par Gaspar Melchior de Jovallenos, publié en 1993 à compte d'auteur et distribué à 3500 exemplaires. C'est l'histoire d'un pseudo-médecin, le méphistophélique Daniel Perez, à qui les plus grands coureurs cyclistes ont vendu leur âme pour quelques performances. En réalité, Daniel Perez, alias docteur Mabuse, n'est autre que Bernard Sainz, détenu à la prison de la Santé depuis le 9 mai pour «infraction à la législation sur les substances vénéneuses, à la législation sur les produits dopants et exercice illégal de la médecine».

Et Gaspard Melchior de Jovallenos n'est autre que Jean-Manuel Muller, qui dit avoir fait de Daniel Perez l'exact jumeau de Bernard Sainz «jusque dans les moindres détails». Ce roman de 240 pages, qui narre par le menu les démêlés de Daniel Perez avec la justice et la police de son pays, qui se veut une défense de Perez-Sainz, permet d'approcher de plus près ce personnage mystérieux qui règne depuis trente ans sur le cyclisme français. Il permet aussi de mesurer la crédulité, voire la naïveté, pour ne pas dire la bêtise, du milieu sportif, toujours à la recherche d'un sorcier qui aurait pactisé avec la victoire, cette déesse ombrageuse. On sait que, hier, Raymond Poulidor et Cyrille Guimard, aujourd'hui, Frank Vandenbroucke et Richard Virenque s'abandonnèrent au sulfureux docteur Mabuse.

Homéopathe persécuté?

Physiquement, si l'on en croit la description de Jean-Manuel Muller, Daniel Perez, autrement dit Bernard Sainz, est «un colosse» qui, «derrière son regard vif et intelligent, est capable d'analyser une situation en quelques instants». Il s'est longtemps fait passer pour médecin, quand il ne prétendait pas au titre de professeur, et il donne des consultations à la terre entière. Il a guéri les personnages les plus importants du spectacle et de la politique. Et si l'on revient brièvement de la fiction à la réalité, Jean-Manuel Muller raconte qu'en 1980, le vrai Bernard Sainz le débarrassa d'un eczéma récalcitrant. Dans le livre, il trouve une réponse à tous les articles du dictionnaire médical: du traumatisme crânien à la gastrite en passant par la cellulite (qui est de saison).

Dans ses consultations, souvent téléphoniques, Daniel Perez prescrit presque uniquement des remèdes homéopathiques et il se livre au passage à un plaidoyer pour Hahnemann, le père fondateur. Il entonne par-ci, par-là la plainte des homéopathes persécutés («Je ne peux lutter contre le pouvoir médical, il m'écraserait») et répète le credo des thérapeutes alternatifs: les vaccinations sont dangereuses, les laboratoires pharmaceutiques dirigent la politique sanitaire de la planète, le corps et l'esprit ne font qu'un... A un ancien vainqueur du Tour, le dénommé Jacques Venet (faut-il lire Thévenet?), le docteur Mabuse prescrivit un jeûne drastique de quarante jours, soit le temps que passa Jésus dans le désert. Cette diète fut juste entrecoupée de deux doigts de whisky accompagné de radis noirs. A ceux qui s'étonneraient de cette ascèse farfelue, le docteur Mabuse offre une réponse scientifique: «Nous allons commencer par un nettoyage complet de ton organisme jusqu'au plus profond de tes cellules. Seul un jeûne de plusieurs jours peut atteindre les cellules contaminées.» Un jeûne auquel s'astreignit encore récemment Frank Vandenbroucke, le dernier et réel vainqueur de Liège-Bastogne-Liège.

Séances d'acupuncture

Le jargon vaguement médical de Daniel Perez masque une supercherie: le prétendu professeur, le soi-disant docteur Mabuse est inconnu des facultés. «Il n'a jamais mis les pieds dans une école de médecine française, il ne figure sur aucun registre universitaire», écrit Jean-Manuel Muller. Cela ne l'empêche pas de soigner les plus grands coureurs professionnels. Il fait et défait les carrières au gré de ses conseils. «Quel formidable contraste entre ses détracteurs qui l'accusent d'être un charlatan et ces champions qui touchent à la consécration avec lui, après avoir côtoyé, chacun de leur côté, le monde médical officiel et spécialisé!» raille l'un des personnages de «Sulfur 4CH». Car le docteur Mabuse est omnipotent. Il n'y a qu'à se pencher sur la carrière du fameux Jean-Claude Duchet qui, par la description qui en est faite, rappelle Cyrille Guimard. Voilà un routier-sprinter qui se met à grimper pour remporter en 1970 le Critérium du Dauphiné libéré, une épreuve historiquement réservée aux grimpeurs. Les journaux s'étonnèrent d'une telle métamorphose: «Avec Mabuse, ça va haut et fort!» titra un quotidien. C'était oublier la préparation mystérieuse qu'avait concoctée le bon docteur Perez: entraînement avec pignon fixe, séance d'acupuncture avec moxabustion, régime de légumes et de fruits acides... Tout ça fait de lui «l'éminence grise du cyclisme en France, au niveau des coureurs et des directeurs sportifs, peut-être même en Europe».

Voilà pour le magicien du peloton. Mais Jean-Manuel Muller révèle aussi la face cachée du docteur Mabuse. Et le roman «Sulfur 4CH» marqua la fin d'une longue amitié: «Nous nous sommes fâchés après la parution du livre», reconnaît l'auteur. Il faut dire que Daniel Perez est sous la plume de Muller un personnage peu reluisant. Le narrateur l'accuse d'avoir ruiné sa femme, il lui prête des avortements clandestins, des pratiques sadomasochistes, une histoire de viol, un transport de foetus, des magouilles dans le milieu hippique, un caractère vénal, des escroqueries à l'assurance, une tendance au parasitisme et, pour l'anecdote, la faculté fantasmatique d'affoler les femmes: «Il lui administrait une de ses préparations qui transformait la jeune femme en une nymphomane en chaleur.»

Puis, évidemment, il y a toutes ces rumeurs de dopage qui sont aujourd'hui à la source de bien des tourments pour le docteur Mabuse. Daniel Perez est aussi un éleveur de chevaux capable de métamorphoser une bourrique en crack. Il peut acheter un canasson au cours de la viande chevaline et, six mois plus tard, le faire triompher sur l'hippodrome. Hélas, dans ses nombreuses prescriptions aux coureurs cyclistes, il confond homéopathie et remèdes de cheval: ses granules sont enrichis d'amphétamines et ses pastilles bleues sont des corticoïdes maquillés. D'où de nouvelles tribulations carcérales.

Le Bien et le Mal

Pour bien comprendre la réelle fascination qu'exerçait Bernard Sainz sur les cyclistes, il suffit de glisser du roman «Sulfur 4CH» de Jean-Manuel Muller au récit «Secret défonce» de l'ancien professionnel Erwann Menthéour, où le docteur Mabuse fait une courte apparition: «Dès mon retour, écrit Menthéour, j'ai appelé celui que tous les coureurs implorent en cas de pépin: le docteur Mabuse. Depuis plus de trente ans, le bon docteur est un personnage central du monde cycliste et... hippique! Il "soigne" indifféremment l'homme et le cheval en améliorant leurs performances avec une efficacité unanimement reconnue. Ancien amateur de talent, Mabuse s'occupe des coureurs par amour, et des chevaux par intérêt. Mon père l'appelle "Dieu" à cause de la fascination qu'il exerce sur ceux qui l'approchent. (...) Dans la palette des mots susceptibles de définir sa fonction exacte, je choisirais volontiers "sorcier". Avec de tels pouvoirs, qui peut le Bien peut le Mal.»

Actuellement, Bernard Sainz, le gourou, le sorcier, «Dieu», le magicien du dopage, le grand maître des marionnettes, croupit derrière des barreaux qui n'ont rien de fictifs. Et Jean-Manuel Muller s'en veut: «Je pense que la police s'est appuyée sur mon livre pour l'arrêter.»

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Cette page a été mise en ligne le 28/06/2016