Dossier dopage

« Les micro-doses d'EPO et transfusions autologues passent entre les mailles de nos tests »


26/10/2022 - ouest-france.fr - Clément Commolet et Mathieu Coureau

Prolongation vous emmène, à travers six épisodes inédits, dans les secrets de la lutte internationale contre le dopage. Quelles méthodes, quelles avancées, quels freins ? Pour quels résultats ? En exclusivité, l'International testing agency (ITA) nous a ouvert ses portes, en Suisse. L'agence, créée en 2018 après le scandale du dopage d'État découvert en Russie, a fait son trou. Entretien avec Neil Robinson, responsable du département scientifique et médical, et créateur du passeport biologique.

En matière de lutte antidopage, Neil Robinson est un ponte. A l'aube des années 2000, il a démarré sa carrière au laboratoire suisse d'analyse de Lausanne. Il y a mené des recherches sur l'EPO et le dopage sanguin, puis mis en place le passeport biologique avec Pierre-Edouard Sottas. Après un passage au CIO, en qualité de responsable du programme de réanalyse et de la gestion des subventions de recherche, il a rejoint l'International testing agency (ITA) en 2018, au poste de responsable du département scientifique et médical.

Une heure durant, Neil Robinson, 50 ans, a reçu Prolongation dans l'un des bureaux de la récente agence internationale de lutte antidopage. Derrière ses lunettes rectangulaires, ses yeux ont oscillé entre sa bonhomie naturelle, un regard parfois inquiet mais une flamme toujours présente à l'idée de conceptualiser l'évolution des pratiques dopantes, décrire les méthodes scientifiques pour les détecter, évoquer les récents progrès scientifiques, tout en pointant leurs limites, prendre de la hauteur et porter un regard (auto)critique. Avec sincérité et nuance.

Neil Robinson, comment ont évolué les pratiques dopantes dans le sport au cours des vingt dernières années ?

Le dopage, c'est comme les mini-jupes et les pattes d'éph': il y a des modes. Les pratiques disparaissent puis reviennent. Un exemple personnel : en 2003, au retour d'une compétition sportive, j'ai dit à mon chef : « Il faut mettre en place un projet contre la transfusion sanguine. » Avec, à l'appui, deux valeurs significatives sur les tests pratiqués à l'époque : les taux d'hémoglobine et de ferritine (...). L'unique façon d'augmenter ces deux valeurs simultanément est d'avoir recours à de la transfusion sanguine. C'est ainsi que nous avons mis un projet de recherche pour détecter la transfusion homologue (entre personnes ayant le même groupe sanguin). Un an plus tard, la méthode était prête. Elle a eu un certain succès. Les tricheurs se sont adaptés et ont arrêté la transfusion pendant un certain nombre d'années. Nous étions en 2004. Qu'avons-nous remarqué aux derniers Jeux olympiques d'été, à Tokyo, dix-sept ans plus tard ? Le dopage par transfusion est de retour. C'est simplement une question de mode.

Comment expliquer ce phénomène cyclique ? Pourquoi des athlètes prennent-ils le risque de revenir à des méthodes dopantes qu'il était possible de détecter par le passé ?

Je pense qu'on ne maintient pas une pression suffisamment importante sur eux. Aujourd'hui, il n'y a plus que deux laboratoires en Europe qui détectent la transfusion sanguine homologue. Ainsi, le coût pour acheminer un échantillon dans l'un de ces deux labos s'avère assez élevé. Donc ce manque de pression constante est dû à un frein financier, budgétaire. En 2004, il y avait un grand nombre de transfusions sanguines, donc plus de laboratoires, car c'était rentable. Puis, les tricheurs ont délaissé cette méthode. Ce n'était plus rentable de faire ces tests. Moins de laboratoires les ont effectués. Ça s'est su dans le milieu. Et les athlètes pratiquent à nouveau la transfusion sanguine homologue.

Avez-vous des pistes pour réduire ces coûts, donc maintenir la pression et enrayer ce phénomène de mode ?

Il y a eu des tentatives assez intéressantes, ces derniers temps, notamment avec l'épidémie de Covid-19. Je pense au test virtuel : on envoie un kit chez l'athlète, puis on effectue le protocole en enregistrant par vidéoconférence. Il scelle son échantillon, le met dans un kit et nous l'envoie. En cas de doute, on peut toujours faire une analyse ADN. Ce genre d'approche ouvre d'autres perspectives, notamment pour des athlètes s'entraînant ou vivant dans des régions reculées. D'un point de vue économique, la réduction des coûts serait importante et permettrait d'investir dans d'autres domaines.

« L'EPO est une molécule formidable »

Quel est votre regard sur l'EPO ? Elle a révolutionné le dopage dans le sport, à l'aube des années 2000.

L'EPO est une molécule formidable. Elle a sauvé les conditions de vie de milliers de personnes (souffrant d'insuffisance rénale, d'anémie). Le problème est qu'elle est devenue une méthode dopante aussi efficace que discrète. La transfusion nécessite le transport de poches de sang dans un frigo. Il est donc plus compliqué de passer la douane avec. Pour l'EPO, une seringue suffit. (...) Après, c'est toujours la même logique de mode. En 2001, Françoise Lasne (scientifique française, alors en poste au laboratoire antidopage de Châtenay-Malabry) a développé le test urinaire qui permet de détecter l'EPO recombinante. J'ai fait partie d'un des premiers labos à appliquer ce test. Au début, les athlètes tombaient comme des mouches. Puis, ils se sont adaptés.

Comment ?

Initialement, ils s'injectaient des doses fortes en sous-cutanée, sous la peau. Cela permettait d'optimiser le temps de vie de la molécule dans le corps. Il y avait un fort effet à très long terme. Le test établi par Françoise Lasne a permis de détecter ces fortes doses. Avec le temps, les tricheurs ont pris la même molécule, mais ont injecté une dose moins importante, de façon plus régulière, et en intraveineuse.

Ce sont les micro-doses.

Absolument. Et c'est encore compliqué à détecter aujourd'hui. Il faut avoir le bon échantillon de test, au bon moment. Avant, avec le premier modèle d'injection de masse, le test de Françoise Lasne donnait le même résultat, que vous préleviez à 8h du matin ou 8h du soir. Avec les micro-doses, nous sommes dans une autre dynamique. Ça se joue sur une poignée d'heures. Mais il y a des efforts qui sont mis en place pour s'adapter.

Finalement, quelle est la dernière mode de dopage ? Que prennent les tricheurs, aujourd'hui ?

J'ai bien peur que les transfusions sanguines soient de retour, qu'elles soient homologues ou autologues (la transfusion de son propre sang). Chaque méthode a ses qualités et inconvénients : l'homologue est détectable au test, mais plus facile à cacher aux douanes. L'autologue est plus difficile à dissimuler, mais encore compliquée à détecter pour nous. Nous avons des indices, mais pas de tests robustes. Finalement, aujourd'hui, les micro-doses d'EPO et les transfusions autologues passent entre les mailles de nos tests, à cause d'un prélèvement au mauvais moment pour l'une et d'une méthode encore inefficace pour l'autre.

« Il faut faire parler les données »

Avec le phénomène de mode que vous exposez, croyez-vous encore au produit dopant révolutionnaire, à la nouvelle molécule pharmaceutique détournée à des fins de dopage ?

Il faut comprendre le système. Lorsque les entreprises pharmaceutiques travaillent pour développer de nouvelles molécules, elles font des études cliniques, documentées, avec de petites doses. Il se passe du temps avant qu'un nouveau médicament arrive sur le marché. Il se peut qu'il y ait une fuite, une molécule détournée à des fins de dopage par un médecin ou laboratoire véreux, mais ce ne sera jamais en quantité astronomique. Il n'empêche qu'on reste vigilant. Récemment, en France, il y a eu un reportage sur un nouveau produit : l'hémoglobine de ver marin, considérée comme un produit dopant. A l'ITA, cela nous a alertés. On a anticipé, mis en place des tests. Ça n'a rien donné.

Quel est le rôle de l'ITA dans la recherche de nouvelles substances dopantes ?

L'ITA ne possède pas de section recherche. Ces prérogatives appartiennent à l'AMA (Agence mondiale antidopage). Après, on fournit des informations à l'AMA. Je pense à la méthode de prélèvement « paperless » (sans papier, avec une tablette numérique), où les athlètes enregistrent les molécules qu'ils prennent. Cela nous a permis de compiler plus facilement des données et de cibler certaines régions ou sports qui prennent des produits disons limites, comme le meldonium (un modulateur hormonal) en Russie. Nous avons ainsi suggéré à l'AMA de les inclure dans sa liste de produits interdits, renouvelée tous les ans en septembre-octobre (ce qu'elle a fait).

Ce travail sur le Big Data (le regroupement de multiples données) est-il une nouvelle arme contre le dopage ?

C'est récent, mais déjà efficace. Dernièrement, une fédération s'est mise à suivre les déplacements de l'un de ses athlètes, via les données de géolocalisation qu'il est obligé de renseigner. Cet athlète n'avait jamais été positif mais son comportement géographique étonnait. Avant un événement important, il se déplaçait souvent au même endroit, loin de sa résidence, pour un moment très court, du style une journée. L'organisation qui avait la charge de l'antidopage pour cette fédération a mis des investigateurs sur le coup. Et ils l'ont cueilli sur le lieu en question. Il y effectuait des transfusions sanguines.

Le Big Data peut ainsi conduire à des opérations de type Aderlass.

L'ITA a un avantage dans son fonctionnement : elle regroupe de nombreuses données d'athlètes pratiquant différents sports. Via leurs datas, si nous remarquons que certains, en apparence sans aucune relation, se retrouvent au même moment, au même endroit, cela va nous faire tiquer. C'est typiquement ce qu'il s'est passé avec l'opération Aderlass, en 2019, où des cyclistes, skieurs, footballeurs se retrouvaient sur une aire d'autoroute en Allemagne pour effectuer des transfusions sanguines. Il faut faire parler les données, et cela de manière transparente. Elles vont améliorer notre compréhension du système de dopage.

« Aujourd'hui, un laboratoire antidopage est comme Jules César »

En février dernier, la directrice générale de l'UCI Amina Lanaya avait confié ceci à Ouest-France : « Les tricheurs ont une longueur d'avance, savent les périodicités de détection des substances. Le testing, pour moi, n'est plus la source principale de lutte contre le dopage. » Qu'en dites-vous ?

À l'ITA, nous avons plusieurs sources d'informations médicales et scientifiques qu'il ne faut pas sous-estimer : le data, le testing, le passeport biologique. Après, nous avons une autre source, l'I & I (intelligence & information, le service renseignement et investigation) qui enquête à partir des témoignages de lanceurs d'alerte. Le problème qui se pose avec l'I & I est que pour coincer un tricheur, il nous faut l'arme du crime, pas seulement un témoin qui vous assure que c'est un tel ou un tel qui est criminel. Aujourd'hui, je pense que nous avons besoin de tous les outils possibles et imaginables, scientifiques, médicaux, de renseignement, pour lutter contre le dopage. C'est là que l'ITA a tout un exercice de coordination et communication à entreprendre. Le problème est, une nouvelle fois, d'ordre financier. L'enveloppe donnée au renseignement n'est pas donnée au testing, et vice-versa. Il faut trouver le juste équilibre.

Autre outil récent : le stockage et les nouvelles analyses des échantillons.

Depuis 2004, le CIO stocke les échantillons obtenus lors de chaque Jeux olympiques. Les campagnes de réanalyse peuvent avoir lieu si des informations suspicieuses sur un athlète sont collectées par notre département renseignement, afin d'effectuer des analyses complémentaires, ou, autre cas de figure, lorsqu'il y a une amélioration notable de nos méthodes d'analyse. Sachez que la sensibilité de nos appareils augmente d'un facteur de 100 tous les dix-quinze ans. Par exemple, en 2003, on détectait le clenbutérol (un bêta-stimulant) à une échelle de 2 nanogrammes (soit 10^-9 grammes). Depuis peu, on est à 2 picogrammes (10^-12 grammes). C'est un progrès gigantesque. Mais il entraîne d'autres problèmes

Lesquels ?

Quelle est la signification de la présence d'une substance en aussi faible quantité dans un échantillon d'urine ? Aujourd'hui, certains athlètes invoquent l'intoxication alimentaire pour justifier la présence d'une molécule interdite dans l'un de leurs échantillons. Certains sont honnêtes, d'autres argumentent ainsi pour cacher leur micro-dosage. Et c'est très difficile de statuer. Prenez un athlète A, végétarien qui vit en Suisse, et un athlète B, qui mange de la viande dans un pays réputé pour la possible contamination de ses aliments. On les teste tous les deux au clenbutérol. Si l'athlète A est positif, il a de fortes chances de s'être dopé. Si l'athlète B est positif, c'est bien moins vraisemblable, car la présence de clenbutérol peut venir de la viande qu'il a consommée. On parle pourtant des deux mêmes picogrammes de clenbutérol dans l'urine. Mais la signification de cette valeur est très différente en fonction du contexte. Et cela va être un problème majeur de notre société puisque la grande majorité de nos aliments sont contaminés aujourd'hui.

Il faudrait élargir le spectre, sortir du modèle binaire où l'athlète est dopé ou ne l'est pas.

Il faut complètement changer notre manière d'aborder le dopage. Nous avons un projet de recherche sur le sujet : à quoi correspond une valeur ? Cela permettrait peut-être d'attraper les tricheurs, mais aussi de défendre les athlètes propres qui sont testés positifs par inadvertance. Aujourd'hui, un laboratoire antidopage est un peu comme Jules César. (il lève le pouce, puis le baisse). Positif, négatif, positif, négatif. Nous aimerions amener la notion de probabilité, en prenant en compte un tas de paramètres. C'est aussi une manière plus saine de présenter des résultats à un tribunal.

D'un point de vue purement scientifique, pourrait-on garder des échantillons 20, 30, 50, 100 ans ?

Depuis le scandale du dopage d'État russe à Sotchi, en 2014, on conserve les échantillons dix ans, contre huit, auparavant. Après, il y a un moment où il faut jeter les échantillons, car il y a prescription selon le cadre légal. Votre question soulève un vrai problème éthique, voire philosophique. Je compare cela aux profils Facebook. Peut-on ne pas engager quelqu'un dans une entreprise car il a posté une photo dérangeante de lui, il y a cinq, dix vingt ans ? C'est le même principe pour le dopage. Parce qu'être reconnu comme dopé vous colle à la peau.

« Je pense qu'il faut accepter l'idée qu'on puisse perdre au tribunal »

Vous parliez plus tôt du passeport biologique. En 2009, vous l'avez conçu avec Pierre-Edouard Sottas. Comment l'avez-vous pensé ?

L'idée était de changer de paradigme, de ne plus seulement comparer les athlètes entre eux, à l'instant T. Mais de comparer l'athlète à lui-même, par rapport à ses données antérieures, dans le temps. Le passeport biologique permet également d'évaluer la prévalence de dopage (nombre de cas dans une population P, à un instant T). Si vous répétez le processus de manière régulière, vous pouvez estimer la progression, ou non, des différentes strates de votre programme antidopage. C'est un très bel outil. Après, je suis un peu triste de ce qu'on en a fait

Pourquoi ?

Le passeport biologique nous donne de forts indices sur la possibilité qu'un athlète triche, mais il ne permet pas de l'affirmer, en tout cas pas aux yeux des experts qui diligentent des procès contre les tricheurs. Il y a comme une éducation à vouloir gagner 100 % des procès quand on travaille dans la lutte antidopage. Le degré de certitude nécessaire pour gagner est tel que vous n'aurez plus aucun cas, mais beaucoup de cas hautement suspectés. C'est dommageable. Je pense qu'il faut accepter qu'on puisse perdre au tribunal.

D'autre part, nous souhaitions tellement rendre ce passeport universel, être en mesure de tester tout le monde n'importe quand, que nous avons augmenté la variabilité biologique et analytique. On perd ainsi en sensibilité et on crée du bruit de fond. Les seuils sont tels qu'on en arrive parfois à moins distinguer celui qui manipule de celui qui ne manipule pas. C'est toujours une histoire d'équilibre à trouver. Je pense qu'il faut repenser le passeport biologique en reconsidérant ces éléments. Après, cet outil a aussi des vertus. Il ouvre des perspectives. Après sa mise en place, des laboratoires agréés ont été ouverts à Nairobi, au Caire, à Panama On suit des athlètes dans des zones toujours plus reculées.

« Aujourd'hui, je ne regarde plus de sport à la télévision »

Et comment tester des athlètes vivant en zones en guerre, comme l'Est de l'Europe aujourd'hui ?

(Il grimace) Ce qu'il s'y passe actuellement est vraiment très compliqué. Certains se dopent, mais il y a de nombreux athlètes honnêtes. Et ils ne peuvent pas être testés, à cause d'un contexte géopolitique dangereux. Ce n'est pas de la faute des athlètes. On essaie de les tester, mais on n'y arrive pas. Allez faire un test à Vladivostok. Aujourd'hui, c'est un no man's land. Quand on parvient à aller jusque chez eux, il faut ensuite pouvoir acheminer l'échantillon vers un laboratoire, sachant qu'il n'y en a plus en Russie. Le processus est difficile, long. De nombreux échantillons ne peuvent être analysés à cause d'un protocole non respecté, comme le respect de la chaîne du froid ou des délais. La guerre en Ukraine est partie pour durer mais il nous faut déjà penser à l'après-guerre. Que va-t-on faire de tout ce bassin d'athlètes quand ils vont revenir dans le monde du sport ?

Ultime question, plus personnelle : quand on travaille dans la lutte antidopage depuis autant d'années, quel (télé)spectateur devient-on ?

Ma réponse est triste. Il y a eu trop d'histoires de dopage qui m'ont fait de la peine, sans parler des matches arrangés pour les paris ou autres scandales. Cela aboutit à une perte de confiance. Si vous ajoutez à cela que ma femme n'aime pas le sport Aujourd'hui, je ne regarde plus de sport à la télévision.


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Cette page a été mise en ligne le 01/01/2024