Dossier dopage

La saga de l'EPO


07/01/2014 - cyclisme-dopage.com - Marc Kluszczynski

C'est l'histoire d'une petite entreprise californienne créée en 1980, et spécialisée dans les biotechnologies (Applied Molecular Genetics). En 2011, elle emploie 17000 personnes dans plusieurs filiales du monde entier et son chiffres d'affaires annuel est de 15,6 milliards de dollars. AMGEN doit son essor à l'EPO (érythropoïétine), découverte en 1957. Le biochimiste Eugene Goldwasser l'isole en 1972 : il réussit à extraire 8 mg d'EPO des 2500 l d'urine de patients anémiques. Mais Goldwasser n'était pas un commercial ; il vend son brevet à AMGEN pour une bouchée de pain et ne fait pas figurer sur l'acte un intéressement aux éventuels bénéfices futurs. AMGEN réussit le clonage du gène humain en 1985, puis l'année d'après démarre la production par génie génétique : le gène humain est incorporé dans des cellules d'ovaire de hamster chinois. L'EPO recombinante humaine (rhu-EPO ou époétine) est bien celle qu'avait isolée Goldwasser. L'EPO est produite à 90% par le rein et 10% par le foie en cas d'hypoxie cellulaire. Elle va stimuler les cellules souches de globules rouges et augmenter leur nombre, facilitant ainsi le transport de l'oxygène vers les muscles. L'EPO est un médicament assez sûr, à grande marge thérapeutique. Aucune interaction médicamenteuse n'a été mise en évidence à ce jour. La découverte et la synthèse de l'EPO restera une grande étape de l'histoire de la médecine, au même titre que la découverte de l'insuline (hormone hypoglycémiante) par Banting et Best en 1922.

Le succès commercial de l'EPO est immédiat. AMGEN réalisera 4 milliards de dollars de chiffre d'affaire en 2000 et l'EPO est à la 2ème place des produits les plus prescrits dans le monde. Il est encore 3ème en 2006 mais devient le premier en CA parmi les médicaments produits par génie génétique. Mais le rapport Donati tire la sonnette d'alarme dès cette année-là : en Italie, entre 2000 et 2003, les ventes d'EPO ont doublé, atteignant un niveau 6 fois supérieur au besoin thérapeutique (anémies de l'insuffisance rénale, des traitements des cancers et du sida) et le marché de l'EPO est en fait entre les mains de la Mafia. Dans les années 2000, 80% de la production d'EPO inonde le monde du sport. Si la pression pèse sur l'UCI pour qu'elle mène des réformes en vue d'assainir le cyclisme suite à l'affaire Armstrong, quelle est la responsabilité du principal fabricant d'EPO, AMGEN (1) dans son utilisation quasi-systématique pour la réalisation de grandes performances dans les sports d'endurance, les épreuves de sprint, et même dans l'hippisme dans les années 90 à 2010 ? Le livre Blood Medicine (2) nous montre que l'EPO pourrait bien être à l'origine d'un scandale type Mediator® aux USA et ayant largement débordé dans le domaine du sport, vu la qualité du produit. Pour pouvoir cloner le gène humain de l'EPO et arriver à une production industrielle, AMGEN lèvera une campagne de fonds publics dont une des sociétés donatrices sera celle de Tom Weisel qui financera plus tard l'US Postal de Lance Armstrong.

AMGEN se retrouve avec un tas de procès sur le dos, dont les chefs d'accusation concernent la prise illégale de marché et la recommandation d'excès de posologie chez des patients cancéreux. Le laboratoire fournissait gratuitement les médecins en EPO et les exhortait ensuite à facturer la suite du traitement. AMGEN a donc assuré illégalement la promotion mondiale de son médicament vedette. Pour pouvoir obtenir l'autorisation de mise sur le marché (AMM) aux USA, AMGEN se groupera avec un géant de l'industrie pharmaceutique Johnson and Johnson (J&J). Très vite, AMGEN et J&J se disputeront les indications thérapeutiques de l'EPO. AMGEN voulait conserver l'indication principale de l'insuffisance rénale. Cette course au profit sera vraisemblablement responsable de l'invasion de la drogue vedette dans le sport. Les publicités TV pour les médicaments soumis à prescription étant autorisées aux USA, AMGEN n'avait pas hésité à faire la promotion de l'Epogen® en cyclisme ! J&J se contentant de promouvoir son EPO, Procrit®, chez les retraités (mais l'un d'entre eux déclarait aller bien " plus vite ").

A la fin des années 80, l'EPO inonde le marché noir et on assiste à une vague de décès parmi les cyclistes et des coureurs d'orientation car les deux entreprises pharmaceutiques n'étaient pas d'accord sur les doses thérapeutiques à adopter. J&J considérait que la dose sûre et efficace consistait en une injection de 3500 UI (ce qui était proche de la recommandation de la FDA : 3000 à 6000 UI). AMGEN recommandait une dose de 7500 UI et finira par imposer une dose de 10.000UI 4 fois par semaine, ce qui était bien trop élevé chez des cyclistes jeunes et en pleine forme, d'où les hématocrites à 60% et plus, responsables d'AVC et d'arrêts cardiaques. Depuis la mise en place du passeport sanguin en 2008, l'EPO est utilisée en microdose de 4 à 500 UI pour relancer la production des réticulocytes et masquer une transfusion. AMGEN ira même jusqu'à recommander aux médecins d'utiliser l'EPO à des doses 10 à 100 fois supérieures chez des patients cancéreux (qui ne se doutaient de rien !).

Dérive commerciale

L'Epogen® (1989) livrait une féroce bataille au Procrit® (1991) sur le marché pharmaceutique aux USA. Alléché par les 2 milliards de dollars que réalisait déjà AMGEN, J&Jvoulait sa part de gâteau et les dérives de prescription n'allaient pas tarder à apparaître. Les deux compagnies n'hésitaient pas à arroser médecins et pharmaciens pour augmenter le volume de prescriptions. Les " aides à la promotion " consistaient en des cadeaux, repas, voyages ou des chèques de 1000dollars pour un médecin et 750dollars pour un pharmacien. Entre 1991 et 2003, la dose moyenne d'EPO reçue par patient fut multipliée par 4. Si le patient anémié se sentait " bien mieux ", on sait maintenant que l'EPO à de telles doses favorisait la reprise du cancer ou en développait un. Obnubilé par la course au profit, J&J finira aussi par recommander de plus fortes doses (de 33% supérieures aux doses de la FDA). En 2000, lors de la sortie de l'Aranesp®, 1ère EPO retard, AMGEN fournissait dans chaque ampoule 19% de produit gratuit pour des patients en traitement avec l'EPO concurrente.

Depuis quelques années, les scandales de l'industrie pharmaceutique aux USA se terminent par des arrangements financiers entre les parties. Eli Lilly s'en est tiré avec 1,4 milliards de dollars, Abbott 1,6, Glaxo-SmithKline 3. AMGEN s'en sort bien avec 780 millions de dollars (le chiffre d'affaires de ses EPO est de 12 milliards en 2006).

La question est maintenant de savoir si AMGEN et J&J ont volontairement vendu son EPO dans le sport. A la commercialisation d'un nouveau produit, l'industriel sait pertinemment combien il retirera d'une utilisation non officielle. AMGEN et J&J ont manifestement gagné plus d'argent à vendre l'EPO dans le sport qu'en respectant les indications officielles et la réponse à la question est : oui. Avec l'épilogue de l'affaire Armstrong se termine aussi la saga de l'EPO. Eugene Goldwasser mourut à Chicago le 17 décembre 2010. Peu avant sa mort, il avait avoué être étonné du succès des applications cliniques de l'EPO. En chercheur honnête, il n'avait pas souhaité être intéressé financièrement au développement du produit, n'ayant jamais pu imaginer ces dérives commerciales.

(1) Armstrong's fraud paralleled EPO-makers' feud. Kathleen Sharp. Cyclingnews, nov 5, 2012.

(2) Blood Medicine (the man who blew) Blowing the whistle on one of the deadliest prescription drugs ever. Kathleen Sharp, Dutton, 2011.


Marc Kluszczynski est pharmacien
Il est titulaire du diplôme universitaire de dopage de l'université de Montpellier (2006)
Il est responsable de la rubrique "Front du dopage" du magazine Sport & Vie et collabore à cyclisme-dopage.com


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Cette page a été mise en ligne le 07/01/2014