Dossier dopage

PFC : le pari fou des coureurs


09/1998 - Sport et Vie

Dans les milieux du vélo, il est devenu très difficile de soutenir sans rire qu'on a jamais entendu parler d'EPO. En revanche, le mystère plane toujours sur un autre produit dopant connu par ses seules initiales : les PFC ou perfluorocarbones ou parfois perflubro. "J'en ai entendu parler par la presse", explique Laurent Dufaux, qui comme (presque) tous les coureurs Festina a été contaminé par la vague de franchise. "Honnêtement je ne sais rien de ce produit !" avouait récemment le biologiste allemand Werner Franke, pourtant grand pourfendeur du dopage devant l'éternel. "En fait les PFC sont une famille de substances synthétiques qui ont la particularité remarquable de dissoudre des quantités énormes de gaz, comme l'oxygène, le gaz carbonique, l'azote, etc." explique le chimiste et toxicologue Laurent Rivier, qui dirige le Laboratoire suisse d'analyse de dopage.

"Ces PFC peuvent dissoudre jusqu'aux deux tiers de leur volume de gaz (*), ce qui est énorme ! Des scientifiques se sont imaginés alors que l'on pourrait introduire celle substance dans le sang pour compenser un manque éventuel d'hémoglobine. Les PFC seraient chargés de transporter l'oxygène jusqu'au cerveau et aux muscles et de ramener le gaz carbonique vers les poumons. Ces molécules agissent un peu différemment des globules rouges, dans la mesure où l'hémoglobine forme une liaison spécifique avec les gaz, alors que les PFC travaillent de façon purement passive, c'est-à-dire par un phénomène physique de simple diffusion. Mais le résultat est le même. On peut entretenir artificiellement l'oxygénation des tissus."

Les avantages d'un tel produit sont nombreux. Ces PFC pourraient pallier la pénurie chronique de donneurs de sang que connaissent tous les grands hôpitaux. Ils ne feraient courir aucun risque de transmission de maladies et ne seraient frappés d'aucun interdit de type religieux comme celui qui empêche les transfusions sanguines chez les Témoins de Jéhovah. Vu leur petite taille (1/70 d'un globule rouge), les PFC parviendraient ainsi à porter de l'oxygène dans les moindres recoins de l'organisme. Enfin, ils résisteraient à des conditions de stockage difficile. Ce dernier avantage revêt une grande importance militaire. En période de guerre, en effet, il arrive que des soldats blessés meurent vidés de leur sang. Or, les conditions de brousse ou de désert dans lesquelles se déroulent souvent les conflits compliquent terriblement l'acheminement et le stockage du sang. les PFC constitueraient une bonne alternative. Dans les années 80, l'armée américaine a d'ailleurs mené ses propres travaux sur ces molécules. Des expérimentations humaines furent tentées lors de la guerre du Golfe mais elles se soldèrent par des échecs et même, paraît-il, par des décès qui mirent fin au projet. Les laboratoires pharmaceutiques ont alors pris le relais pour un marché potentiel estimé à 10 milliards de dollars par an. Aujourd'hui pourtant de tels produits restent introuvables en Europe et font l'objet aux Etats-Unis d'expériences souvent secrètes et d'ailleurs assez décevantes. En fait, tout a débuté dans les années 70 avec un substitut synthétique du sang mis au point par la société japonaise Green Cross Corporation. Ce "fluosol" n'était guère efficace et nécessitait en outre d'être stocké en état de congélation. Il fut néanmoins agréé par la célèbre Food and Orug Administration et donc utilisé à titre expérimental dans les hôpitaux en Amérique du Nord. "Ces PFC sont des émulsions assez complexes, reprend Laurent Rivier. Elles sont testées sur des patients qui doivent subir une intervention chirurgicale sanglante. Pendant quelques heures, on leur injecte des émulsions de PFC afin d'économiser le sang naturel. Mais pour que ce soit efficace, il faut donner de l'oxygène pur au patient ce qui implique un monitoring constant. Dans ces cas-là, on sait que les échanges sont favorables. En dehors de ces indications, je sais que ces substances ont été testées comme agent contrastant dans les radiographies. Mais c'est tout. Je ne leur connais pas d'autres indications précises. "Cependant on sait que d'autres perfluorocarbones, beaucoup plus performants que le fluosol, attendent le feu vert des autorités. De nombreux protocoles d'expériences sont prévus pour l'année prochaine. Les sportifs auraient-ils servi de premiers cobayes dans cette guerre des laboratoires ? Cette hypothèse prête à toutes les supputations. "Si on compare aux PFC, l'EPO c'est de l'eau sucrée"; estime le professeur belge Marc Boogaerts, hématologue à l'Université Catholique de Louvain. Il est persuadé que le monde du sport n'a pas attendu les résultats des études scientifiques pour se lancer dans des tentatives aléatoires de dopage (**). Le docteur Gérald Gremion, médecin du sport est du même avis. "Aux Jeux olympiques de Nagano, raconte-il, j'ai appris que les PFC étaient utilisés dans le ski de fond. Maintenant les cyclistes y recourent Je pense que leur usage sportif remonte à environ trois ans. ''. Se peut-il que les sportifs d'endurance se soient précipités sur une substance expérimentale dont personne ne peut augurer de la toxicité, et dont les dommages sur le foie et les nerts sont avérés ? "Personne ne peut présager des conséquences sur les athlètes, car personne n'a jamais mené d'expérience scientifique contrôlée. Mais certains se sont dit : "Peut-être que ça marche ! " Eh bien, ce genre d'altitude est absolument suicidaire. Il faut stopper ces tentatives immédiatement", répond Laurent Rivier.

Le professeur Werner Franke a pour sa part épuisé ses réserves d'indignation: "les cyclistes avaleraient de la merde de cheval si ça leur était utile ! " confiait-il à l'hebdomadaire alémanique Facts.

(*) Certains nourrissent même la craintes qu'en cas de succès commercial, les PFC, quasiment indestructibles, ne soient relâchés en masse dans la nature (via l'incinération des corps après décès) et posent des problèmes à la couche d'ozone déjà mise à mal par leurs cousins CFC.

(**) Sport International (version hollandaise), août 1998.


Qui a tué Mauro Gianetti ?
Source : Sport & Vie - 09/1998


Sur le même sujet


Cette page a été mise en ligne le 29/10/2022