Actualité du dopage

Qui a tué Mauro Gianetti ?


09/1998 - Sport et Vie n°50 - Jean Ammann

D'accord, il n'est pas mort. Mais comme Johan Museeuw et d'autres avant lui, Mauro Gianetti a senti le vent du boulet. Alors, est-il vraiment nécessaire d'attendre l'irrémédiable pour poser la question de la responsabilité du crime ?

La Mauro trousse

Au journaliste tessinois qui s'enquiert de sa forme et de ses ambitions, Mauro Gianetti, quatorzième du classement général, répond ce jour-là qu'il entend bien -selon le jargon- "faire la course (...). Nous sommes en fin de matinée du vendredi 8 mai. Deux heures plus tard, Mauro Gianetti est à la dérive dans l'ascension courte mais raide du col des Planches.

A 13 h 30, il monte dans le camion- balai dans un état d'épuisement profond. Il est acheminé vers l'hôpital de Martigny et, dans la nuit, on le conduit d'urgence dans le service des soins intensifs de l'hôpital universitaire de Lausanne (CHUV) où il restera douze jours. Drôle de mésaventure pour un homme qui, le matin, envisageait d'accompagner les meilleurs sur les routes tourmentées des Alpes valaisannes. Alors que s'est-il passé ? Comment peut-on le matin appartenir à l'élite sportive des vivants et le soir, frapper à la porte des mourants ? Un communiqué officiel annoncera un peu plus tard que Mauro Gianetti a souffert de troubles hépatiques et digestifs, aggravés d'une infection. Au troisième jour de son hospitalisation, sa femme dira qu'il était à nouveau conscient et réceptif. Cinq jours plus tard, le 13 mai, paraîtra dans la presse suisse un entrefilet disant que le Tessinois Mauro Gianetti se trouve toujours hospitalisé au CHUV de Lausanne sous le coup d'une hypoglycémie doublée d'une gastro-entérite. Selon le journaliste, Gianetti accuse encore une légère insuffisance respiratoire qui le contraint à demeurer sous observation pour deux ou trois jours. On sait maintenant que les deux ou trois jours dureront plus du double. Il faut attendre le 22 mai pour que Mauro Gianetti donne sa propre version des faits et s'explique sur ce malaise aussi étrange que soudain : "A la veille du prologue du Tour de Romandie, déclara-t-il à l'agence Sport Information, je ne me sentais déjà pas très bien. Après le départ de l'étape montreusienne (ndlr: au troisième jour de course), les douleurs étaient telles que je ne pouvais plus tenir sur mon vélo. J'ai ensuite eu un malaise dans le camion-balai très certainement dû à la chaleur. A Lausanne, les médecins ont décelé une allergie qui a provoqué une infection des voies respiratoires."

On aura remarqué qu'il n'est plus question de troubles hépatiques et digestifs (*). Il s'agit désormais d'une allergie, une de ces banales allergies qui sont - paraît-il - le fléau de notre civilisation. Y aurait-il des allergies contagieuses ? Car comment ne pas rapprocher les cas de Mauro Gianetti et de Johan Museeuw ? Souvenez-vous : le 12 avril, Johan Museeuw chute dans Paris-Roubaix. Et ce qui commence par une fracture ouverte de la rotule finit par une hospitalisation de trois semaines, dont sept jours aux soins intensifs. Johan Museeuw, dans une interview à Vélo Magazine évoque une nécrose musculaire compliquée par un blocage des reins (1). Dans son éditorial, Claude Droussent, rédacteur en chef de Vélo Magazine, remue d'ailleurs la plume dans ces plaies indéfiniment purulentes : "Museeuw, Gianetti, une image : leur palpitant tête-à- tête dans le final du Championnat du monde 1996, à Lugano, à peine un an et demi. Lugano, octobre 1996, ne voyez aucune malice dans ce rapprochement, là où les coureurs ont interpellé les instances dirigeantes dans le but d'un "désarmement" en matière de dopage". Et de fait, ni Johan Museeuw ni Mauro Gianetti, respectivement premier et deuxième des championnats du monde de 1996, l'un vainqueur des plus grandes classiques du calendrier (Paris-Roubais, Tour des Flandres... ), l'autre vainqueur la même saison de Liège-Bastogne-Liège et de l'Amstel Gold Race, ne parlent de dopage. L'un et l'autre sont propres, immaculés, virginaux. Ils clament leur innocence, crient à la calomnie, ce "chorus universel de haine et de proscription" (Beaumarchais).

Les cadavres ne portent pas de costard

Quelques semaines plus tard, l'Union Cycliste Internationale prend tout de même soin de faire circuler une mise en garde parmi les directeurs sportifs et les coureurs sur les dangers que faisaient courir, pour le foie et les reins, une nouvelle classe de produits dopants appelés PFC ou perfluorocarbones (2). Cela se passait dans les premiers jours du Giro d'Italia. Tandis qu'aux 4 Jours de Dunkerque, les médecins des équipes décident de s'ouvrir du problème à la presse, puis renoncent sous la pression des directeurs sportifs. Le malaise de Gianetti et l'infection de Museeuw seraient-ils pour quelque chose dans cette agitation inhabituelle ? Ce ne fut évidemment pas si clairement exprimé. D'ailleurs, Johan Museeuw et Mauro Gianetti continuent de vaquer à leur convalescence en toute tranquillité, profitant de la présomption d'innocence. Mais en plein Tour de France, le 15 juillet, un docteur pyromane, le docteur Gérald Gremion, chef du service de médecine du sport à l'Hôpital orthopédique de Lausanne, rallumait la mèche à la Une de France Soir. Une bombe incendiaire. Sous le titre explicite de "Tous dopés", le docteur Gremion livrait sa vision du monde cycliste : 99 % des professionnels sont dopés, Johan Museeuw ne figure pas dans le 1 % restant et, surtout, le malaise de Gianetti s'explique par la prise de PFC : "Il avait trop pris de PFC, le dernier produit à la mode, et souffrait d'une grave insuffisance rénale et hépatique. Il a failli en mourir !" déclarait- il à France Soir. Le docteur Gremion, qui connaît bien le cyclisme pour avoir été l'an dernier le médecin de l'équipe professionnelle Post Swiss Team, n'a pas personnellement soigné Mauro Gianetti et n'est donc pas lié par le secret médical. Il dit avoir appris la vérité sur le cas Gianetti "par une indiscrétion". D'où vient-elle, cette indiscrétion si bien documentée ? Le Docteur Gérald Gremion ne livrera pas ses sources, mais elles lui semblent suffisamment fiables pour qu'il intente une procédure judiciaire : au mois de juillet, avec un autre médecin, le Docteur Gremion a déposé plainte contre inconnu pour mise en danger de la vie d'autrui. Dorénavant, le procureur du canton de Vaud tentera d'éclairer les ténèbres qui entourent l'affaire Gianetti. Aujourd'hui encore, Gérald Gremion répète ses certitudes : "je suis limité dans mes déclarations par la procédure judiciaire qui est en cours, mais je vais vous dire une chose: les présomptions étaient suffisamment importantes pour que j'intente une action en justice. Les conséquences, assez dramatiques, de mes propos sont telles que je ne me suis pas lancé à la légère ; je ne suis pas parti en justice sans arguments forts. " Pour le praticien lausannois, il n'y a pas l'ombre d'un doute : Mauro Gianetti a failli mourir d'une injection de PFC et sans les soins assidus pour ne pas dire intensifs du monde médical, il y aurait aujourd'hui une veuve et deux orphelins supplémentaires en ce bas monde. Quant à Mauro Gianetti, le fait d'avoir frôlé la mort n'a pas fondamentalement bouleversé son discours. Il réfute toutes les affirmations du docteur Gremion, nie s'être dopé et confie ses intérêts à un avocat. "Après avoir lu les assertions du Docteur Gremion, que je ne connais pas et qui ne s'est pas occupé de moi lors de mon séjour à l'hôpital de Lausanne, j'ai mis le cas dans les mains d'un avocat", a-t-il écrit dans un communiqué. La justice devra tordre le cou à la rumeur galopante ou, au contraire, révéler la vérité qui croupit dans l'amphigouri d'un milieu suspicieux et taciturne. On questionnait Pascal Richard, le champion olympique d'Atlanta, sur le cas Gianetti. "Que lui est-il arrivé à Mauro ?", demandait le journaliste (3) . "Bonnes ou mauvaises langues, qui a raison, qui a tort ? Pour mon compte, je ne sais pas, je n 'ai pas envie de savoir mais... je sais", répondit le champion de façon énigmatique. Alors, si les coureurs ont choisi de se taire, peut-être est-ce tout simplement parce qu'ils réservent leurs aveux au confesseur qui viendra bien un jour avec l'extrême-onction.

(*) On remarquera seulement que l'évocation évasive de ces différents symptômes correspond assez précisément aux effets secondaires signalés chez des consommateurs de PFC : douleurs musculaires, nausées, difficultés respiratoire et fièvre.

(1) Vélo Magazine, juin 1998

(2) Facts, 28.05.1998

(3) La Liberté, 10.07.1998


Qui a tué Mauro Gianetti ?
Source : Sport & Vie - 09/1998


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Cette page a été mise en ligne le 29/10/2022