Dossier dopage

L'Agence mondiale antidopage inquiète après l'adoption par le Sénat américain du Rodchenkov Act


19/11/2020 - liberation.fr - Romain Métairie

Une loi controversée va permettre à la justice américaine de poursuivre hors de ses frontières toute personne impliquée dans une affaire de dopage à l'international. (...)

Ne manque plus que la signature de Trump, et le Rodchenkov Act entrera en vigueur. Cette nouvelle loi, validée en début de semaine par le Sénat américain, doit criminaliser hors des frontières tout responsable d’un système de dopage portant atteinte aux intérêts des sportifs américains.

Selon le texte en vigueur tel qu’il a été proposé à la chambre haute, il est ainsi prévu «d’imposer des sanctions pénales à toutes personnes impliquées dans des complots internationaux de fraude antidopage», mais aussi de «fournir des dédommagements aux victimes de tels complots et exiger le partage d’informations avec l’Agence antidopage des Etats-Unis pour l’aider à lutter contre le dopage et à d’autres fins».

La justice américaine pourra en outre infliger des peines de prison pouvant aller jusqu’à dix ans et des amendes pouvant s’élever à un million de dollars à toutes ces personnes, quelle que soit leur nationalité. Plus que les athlètes, déjà passibles de sanctions formulées par l’Agence mondiale antidopage (AMA), c’est leur entourage (agents, entraîneurs, managers) qui sera ici dans le viseur américain.

«Préoccupations légitimes»

Ce nouvel arsenal législatif est censé apporter une réponse aux réactions jugées insuffisantes de l’AMA et du Comité international olympique (CIO), notamment lorsqu’il a fallu sanctionner la Russie pour sa politique frauduleuse en la matière entre 2011 et 2015. Tout est dans le nom : le Rodchenkov Act, patronyme de l’ancien directeur du laboratoire antidopage de Moscou à l’origine des révélations sur le dopage organisé en Russie et réfugié aux Etats-Unis (...).

L’adoption de cette loi suscite un enthousiasme général aux Etats-Unis, autant des républicains et démocrates, que de l’agence antidopage américaine (Usada). Cette dernière s’est d’ailleurs longuement battue pour que la loi soit examinée par le Sénat, après avoir d’abord été validée par la Chambre des représentants en octobre 2019.

«C’est une journée monumentale dans la lutte pour le sport propre dans le monde. Nous avons hâte de voir la loi bientôt contribuer à changer le jeu pour les athlètes propres. [] Elle fournira les outils nécessaires pour les protéger et tenir pour responsables tous les conspirateurs de dopage à l’échelle internationale», a réagi Travis Tygart, le directeur exécutif de l’Usada. (...)

Sa prochaine entrée en vigueur n’est en revanche pas du goût de l’Agence antidopage internationale (AMA). L’instance internationale a un temps tenté de s’y opposer, arguant qu’une telle loi ne l’empêche de mener à bien sa mission de promouvoir, coordonner et superviser la lutte contre le dopage. «L’AMA, ainsi qu’un certain nombre de gouvernements et d’organisations sportives, a des préoccupations légitimes au sujet du Rodchenkov Act», s’inquiète la fondation. Elle s’en explique ainsi : «Cela peut conduire à des lois qui se chevauchent dans différentes juridictions, compromettant le fait d’avoir un seul ensemble de règles pour tous les athlètes du monde entier.»

Autre risque invoqué par l’AMA : que la loi puisse dissuader «des lanceurs d’alerte d’agir en les exposant à de multiples juridictions. Cela va sérieusement compromettre notre capacité à mener des enquêtes». L’autorité mondiale ajoute ne pas comprendre «pourquoi cette loi exclut de vastes domaines du sport américain», en particulier les ligues professionnelles et tous les sports universitaires. «Si ce n’est pas assez bon pour les sports américains, pourquoi est-ce bien pour le reste du monde ?» s’interroge-t-elle. «Les Etats-Unis font passer une loi qui va s’appliquer au reste du monde et pas aux Etats-Unis, ce qui apparaît comme paradoxal», abonde Patrick Trabal, professeur en sociologie à l’université de Nanterre, et directeur scientifique de la chaire Unesco «Etude du dopage et analyse des politiques antidopage».

Un «rebondissement» dans la guerre AMA-Etats-Unis

Quoi qu’il en soit, l’instauration du Rodchenkov Act risque d’envenimer les relations déjà très tendues ces derniers mois entre l’AMA et l’Usada. Jugeant le travail de la première citée insuffisant en matière de lutte contre le dopage ces dernières années, les Etats-Unis menacent de retirer leur contribution annuelle (2,7 millions de dollars) à cet organisme.

Outre la gestion de l’AMA dans le scandale du dopage russe, les Etats-Unis mettent en doute son indépendance, l’AMA se composant de nombreux responsables de fédérations sportives et de membres du Comité international olympique qui, selon Washington, exerceraient une influence en son sein.

En retour, Witold Banka, le président de l’AMA, menace le pays d’éventuelles sanctions (pas à l’encontre des athlètes américains) si tel était le cas. Mi-septembre, ce dernier appelait à reprendre le dialogue. L’adoption de la loi américaine risque de le tendre à nouveau. «On peut lire cette affaire comme un des rebondissements dans cette guerre opposant l’AMA aux Etats-Unis, décrypte Patrick Trabal. Ce n’est ni plus ni moins qu’un conflit de pouvoir : savoir qui, au pays des shérifs de l’antidopage mondial, sera le véritable shérif.»

Et à ce petit jeu, pas sûr que les Etats-Unis aient le dernier mot. «La superposition de ces deux juridictions risque d’être contre-productive. Elle risque d’être arbitrée par l’Unesco [via la convention onusienne de 2005, qui doit assurer l’efficacité du Code mondial antidopage, ndlr] qui sera mise face à ses responsabilités», estime Patrick Trabal. A partir de là, «il y a des grandes chances que, d’une certaine manière, cette loi américaine soit invalidée par la convention de l’Unesco. Je ne vois pas comment elle pourrait tenir».


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Cette page a été mise en ligne le 22/11/2020