Dossier dopage

En cyclisme, l’enquête du mystérieux John


16/07/2022 - Le Temps - Pierre Carrey

C’était le bruit suspect du Tour de France, capté il y a un an par trois coureurs y participant. Ils s’alarmaient que les roues arrière de plusieurs équipes émettent des sons inhabituels, soupçonnant qu’elles puissent contenir un « moteur » interdit.

Ces trois cyclistes avaient partagé leurs doutes avec Le Temps. Signal aussitôt reçu par l’Union cycliste internationale (UCI) qui s’est rappelé qu’elle aussi avait enregistré des témoignages sur le sujet. Depuis, la fédération envisage une nouvelle stratégie dans sa lutte contre la tricherie : le renseignement. La directrice générale de l’UCI, Amina Lanaya, en donnait un aperçu en janvier, auprès du quotidien Ouest France : « Je suis peut-être extrême dans ma façon de penser, mais je crois qu’il faut infiltrer. Infiltrer le peloton, infiltrer certaines équipes, payer des indics. »

Et puis John est apparu. Le mystérieux John. L’adresse e-mail de cet enquêteur renvoie vers un Américain qui passe son temps sur la côte californienne, alors que, d’après les rares informations qu’il concède, il est basé entre la Suisse et la France. Il nous a sollicités dès cet hiver pour entrer en contact avec les trois coureurs-enquêteurs du Tour 2021. (...) Mais notre journal entretient une confidentialité aussi étanche que celle de John. Le Temps n’a transmis aucune identité, acceptant seulement de faire passer le mot aux coureurs concernés.

Cet enquêteur très discret travaille-t-il pour l’International Testing Agency (ITA), l’organisme auquel l’UCI a confié en 2021 le soin de lutter contre le dopage ? Ce serait alors la première expérience consistant à « infiltrer » le peloton. Est-il membre d’une autre instance antidopage ? Policier, douanier ? Voire journaliste ? La réponse de John est prévisible : « Je suis désolé, je ne peux pas divulguer l’identité de mon client.»

Néanmoins, il laisse échapper qu’il a déjà enquêté en Slovénie, le pays de deux grands protagonistes du Tour, Tadej Pogacar et Primoz Roglic. Par ailleurs, nous avons pu vérifier que, accompagné d’un collègue, il a rencontré au moins un lanceur d’alerte, en dehors des trois coureurs qu’il recherche. De toute évidence, John a du temps et de l’argent.

L’apparition de cet enquêteur anonyme coïncide en tout cas avec la volonté de l’UCI de développer les techniques de renseignement, plus souvent désignées par le terme anglais d’« intelligence ». Cette approche a fait ses preuves dans des affaires récentes, comme le scandale de dopage et de corruption en Russie – menant, entre autres, jusqu’à l’ancien patron de l’athlétisme mondial, Lamine Diack – ou l’opération Aderlass, lors de laquelle un réseau de dopage multisport a été démantelé en Allemagne et en Autriche.

Le mois dernier, l’UCI a donc dévoilé son projet de cellule Intelligence & Investigation qui doit être intégrée à l’ITA en 2023. (...)

Cette nouvelle cellule devrait disposer d’un budget annuel de 550 000 à 600 000 francs suisses, selon un document que Le Temps a pu consulter. Ce qui représente une équipe réduite. Par comparaison, l’Agence mondiale antidopage (AMA) emploie 17 personnes pour ces missions, sous la supervision d’un ancien policier allemand spécialisé dans le trafic de drogue, Günter Younger. (...)

Les armes et leurs limites

En observant les unités de renseignement déjà existantes dans le monde de l’antidopage, on en déduit les armes à disposition de l’ITA pour le cyclisme. Et ses limites. Chaque dossier devrait avoir comme point de départ un lanceur d’alerte : sportif, entraîneur Ce témoignage initial sera vérifié et recoupé par un enquêteur qui pourrait tout à fait opérer à la manière de John. D’autres indices seront à la disposition des enquêteurs : données en libre accès (sur les réseaux sociaux ou en ligne de manière générale), données de localisation géographique de l’athlète, passeport biologique (qui enregistre les variations sanguines), autorisations médicales, résultats des contrôles antidopage

Enjeu important : partager les informations avec les services de police, les fédérations sportives et autres institutions. Efficace dans de nombreuses affaires criminelles, la coopération internationale reste encore limitée quand il s’agit de dopage. La rémunération des « indics », en revanche, est peu probable pour l’ITA. Günter Younger, de l’AMA, se montre dubitatif : « Nous ne payons jamais en avance pour obtenir des informations et le cas d’un de nos informateurs nous réclamant de l’argent ne s’est jamais posé. »

Peu de chances également que cette cellule puisse « infiltrer » le peloton par un système de taupes ou d’écoutes, car l’organisme ne dispose pas de mandat judiciaire. Mais, comme le font d’autres organismes antidopage, elle pourra transmettre ses dossiers à des services de police et gendarmerie spécialisés : FBI, NAS (Italie), Oclaesp (France), Europol, Interpol

Etonnamment, cette unité de renseignement sera cofinancée par ses cibles potentielles, à savoir les équipes de première et deuxième division mondiale. Celles-ci contribuent en effet à la lutte antidopage, aux côtés de l’UCI, des organisateurs d’épreuves et de l’association représentant les coureurs, le CPA.


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Cette page a été mise en ligne le 22/10/2022