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Actualité du dopage

La descente aux enfers de la famille Rumsas


23/10/2017 - liberation.fr - Pierre Carrey

Troisième du Tour 2002 au moment même où son épouse se faisait arrêter en possession de médicaments, le Lituanien Raimondas Rumsas vit désormais retiré en Italie. Avec la mort soudaine d'un de ses fils et le contrôle positif d'un autre, le spectre du dopage revient sur les siens.

Les cendres de Linas, mort à 21 ans, ne seront rapatriées en Lituanie que lorsque ses parents sauront la «vérité». Son père est un ancien champion cycliste, inattendu troisième du Tour de France 2002 remporté par Lance Armstrong. Sa mère fut, à la même époque, arrêtée et emprisonnée plus de deux mois parce qu'elle conduisait une voiture garnie de produits dopants - les médicaments étaient destinés à sa propre mère, une excuse versée à la postérité. Depuis lors, Raimondas et Edita Rumsas croyaient pouvoir se faire oublier dans la région de Lucca, ou Lucques, en Italie. Mais Linas est mort le 2 mai, pour des raisons inconnues. (...) C'est une histoire à en perdre le sommeil, qui fait parler les gens de Lucques mezza voce. Ces derniers, à mi-pente entre le déni et la peine, ne cessent de s'interroger : le jeune Linas, qui s'était lancé dans la compétition, est-il mort du dopage ? Si oui, est-ce parce qu'il était cycliste ? Ou parce qu'il était le fils de son père ? Et, au fait, qu'est-ce qui fait tenir cette famille debout ?

Dans les bourgs toscans qui relient Florence à la côte méditerranéenne, la communauté du vélo, anciens et futurs coureurs, passionnés qui s'entraînent ensemble et se connaissent tous, en voisins plus qu'en amis, on cherche à comprendre cette tragédie qui s'est fabriquée sous ses yeux. Quand on discute, on récolte des trous de mémoire et des débuts de larmes. Un voisin, sur le ton des habituelles déclarations post-faits divers : «Ils étaient renfermés mais souriants, les enfants très gentils, le père parlait quand on lui parlait. Ils avaient l'air très unis. On ne pouvait rien deviner de ce qui se passait chez eux.» Certaines personnes, qui disent avoir fréquenté les Rumsas et qui ont rompu les ponts (comme ça se passe souvent avec cette famille très fermée) accusent les parents de s'abriter derrière leur deuil pour ne pas répondre à ce qui n'est encore que de la calomnie. D'autres estiment que le chagrin est trop grand. Qu'imaginer Linas dopé, c'est le tuer une seconde fois.

Le 28 juillet 2002, le jour où Raimondas grimpe sur le podium du Tour de France, Edita est interpellée près du tunnel du Mont-Blanc par la douane française avec une voiture aménagée en pharmacie. Le couple est condamné par le tribunal de Bonneville (Haute-Savoie) à quatre ans de prison avec sursis pour «importation illicite de médicaments pouvant être utilisés comme dopants». Raimondas, qui nie avoir triché (...) poursuit sa carrière professionnelle jusqu'en 2004, un an après avoir été rattrapé par une autre affaire où de l'EPO avait été retrouvée dans ses urines sur le Tour d'Italie. Il se tourne alors vers le gran fondo, le cyclisme amateur italien (...).

Le nom de Rumsas revient dans les classements internationaux lorsque le fils aîné participe aux championnats du monde juniors en 2012. Lui aussi s'appelle Raimondas. On se demande si ce n'est pas un peu lourd comme héritage. «Chacun est différent», tranche le père. Vient l'année 2017. L'apocalypse : le fils cadet, Linas, qui meurt subitement le 2 mai ; le père mis en examen le 19 septembre après une perquisition à son domicile qui a débouché sur la saisie de plusieurs médicaments potentiellement dopants ; la révélation, le 3 octobre, que le fils aîné, Raimondas junior, 23 ans, a été contrôlé positif le 4 septembre au GHRP-6, un facteur de libération de l'hormone de croissance.

Recroquevillé

Début octobre, on en est là, à se demander si la mort de Linas a quelque chose à voir avec ce qu'on reproche à son père et à son grand frère. Ivano Fanini tient une grosse concession automobile via Pesciatina, à l'est de Lucques, à moins d'un kilomètre de la maison des Rumsas. Ce catholique bouillant (...) a repris l'équipe cycliste montée par son père et a imprimé un slogan d'inspiration religieuse : «Amore e Vita». «Je pense qu'il n'y a rien de plus important que l'amour et la vie, ou disons l'amour de la vie.» Fanini passe ses journées à un bureau long de dix mètres, trônant bien au centre, derrière une immense vitrine, comme s'il nous attendait. Depuis qu'il a choisi de dénoncer l'ampleur du dopage en 1999, il embauche tout coureur ayant triché, à la seule condition que celui-ci se «repente». Raimondas Rumsas n'a pas couru dans son équipe.

Quand il pense à ses voisins lituaniens, Fanini soupire beaucoup. On lui demande si le malheur des Rumsas pourrait s'expliquer par des tempéraments particuliers, par des coïncidences affreuses ou par les excès du cyclisme. «Je préfère ne pas répondre», dit-il. Le patron fouille dans un album photo épais comme un moellon. Il en sort un souvenir dans une pochette plastique : «Les Rumsas m'avaient demandé de les emmener voir le pape. C'était avant le Tour de France 2002.» On voit Raimondas, cheveux blonds et sourire pâle, complet-cravate, Edita avec la même élégance un peu effacée des gens modestes, ainsi que les deux garçons. Au premier plan, face à Jean Paul II qui donne sa bénédiction, un bébé emmitouflé dans un anorak et coiffé d'un bonnet : c'est Linas. (...)

Le parking d'une pâtisserie, toujours via Pesciatina. Le magasin est fermé, comme tous les lundis, mais Lido del Caldo s'est installé dehors, à une petite table en fer. Linas était le meilleur ami de son fils Francesco. (...) Linas était celui qui faisait aimer sa famille. Né en Lituanie mais élevé en Italie, espoir du cyclisme, talentueux pour les sprints, le garçon est pris d'un malaise le 1er mai, dans l'après-midi. Un proche raconte : «Sa copine, Alessia, l'a trouvé recroquevillé dans la maison familiale. Elle lui a demandé d'arrêter de jouer - Linas avait l'habitude de faire des blagues. Mais ce jour-là, il ne blaguait pas. Sa copine l'a secoué pour qu'il revienne à lui. Ensuite, ils sont allés à l'hôpital de Lucques.» Le garçon a du mal à respirer. Les médecins pratiquent divers examens mais ne décèlent rien d'anormal. Ils le renvoient chez lui le soir même.

Le lendemain, Linas traîne une fatigue, sans inquiétude. Il se rend à vélo dans un laboratoire d'analyses tout proche, pour une prise de sang de routine : la fédération italienne exige de ses cyclistes des tests tous les trois mois, afin de protéger leur santé et prévenir le dopage. De retour chez lui, le jeune homme s'effondre dans le salon. Raimondas junior découvre la scène après avoir nettoyé son vélo dans le jardin. Linas ne se réveillera pas.

Raid policier

Au début, la presse locale et les sites internet de vélo ont replacé cette «mort tragique» dans la série noire des coureurs tués à l'entraînement dans les premiers mois de 2017. Sauf que Rumsas est mort chez lui. Comme plusieurs sportifs jeunes et en bonne santé apparente qui ont poussé leur coeur trop à fond tandis qu'ils couvaient une maladie non diagnostiquée. Linas pourrait être un de ces cas, d'autant qu'on le disait proche de l'épuisement fin avril - son entraîneur affirme qu'il présentait des symptômes proches de la mononucléose.

Les Rumsas avancent une autre hypothèse, accusant l'hôpital San Luca de ne pas avoir pris Linas assez au sérieux après sa première alerte. «Juste parce que c'était un jour férié, ils t'ont traité avec toute cette superficialité», écrit Rasa Rumsas, 17 ans, la soeur cadette, dans une lettre en italien adressée à son frère, postée sur son mur Facebook le 15 septembre. Edita Rumsas déclarait le lendemain dans le Corriere della Sera : «Nous voulons nous aussi savoir de quoi est mort Linas, mais personne ne nous répond.»

Le procureur, qui a autorisé la famille à incinérer le corps quatre jours après le décès, n'a jamais laissé filtrer les conclusions de l'autopsie. L'ombre du dopage s'étale sur toute la région et au-delà : les perquisitions lancées quatre mois plus tard suggèrent que les enquêteurs pourraient avoir des doutes sérieux sur les circonstances de la mort. Des soupçons confirmés par le raid policier, lors duquel ont été saisis des seringues, kits à perfusion et divers médicaments sans ordonnance - insuline, hormones données aux femmes enceintes, antidouleurs, somnifères, selon la liste dressée par le Corriere della Sera - non seulement au domicile des Rumsas mais aussi dans un appartement situé à un demi-kilomètre de là, qui abritait les coureurs d'Altopack-Eppela, le club auquel appartenait Linas. Ce dernier était cerné par le dopage : son père (en 2003 au moins), son grand frère (sous réserve que l'échantillon B confirme son contrôle positif), ses équipiers (si les substances découvertes se révèlent définitivement à usage sportif).

Après sa mort brutale, une large partie du cyclisme italien a continué à défendre sa mémoire et faire barrage contre les insinuations. Cette pitié émue a perduré même après les descentes policières et la mise en examen de Raimondas père et de quatre autres membres dirigeants ou encadrants d'Altopack-Eppela. Le week-end du 30 septembre et du 1er octobre, Lido del Caldo et d'autres amis ont organisé une balade à vélo et une compétition pour rendre hommage au jeune Lituanien. Le 3 octobre, comme si elle avait voulu leur laisser un instant de répit, l'agence italienne antidopage annonçait que Raimondas fils avait été confondu par un contrôle hors compétition, le jour des perquisitions, un mois plus tôt.

Maison Blanche et Kremlin

Tout à coup, les gens du «milieu», bien qu'endurcis aux scandales, se sont sentis trahis. Ils tolèrent que l'on s'arrange avec les faits, que l'on faute pour mieux pardonner ensuite, que l'on pardonne pour refauter, toutes mesures rituelles servant à faire oublier les autres fautifs. Mais on ne doit pas éclabousser la mort de ces délires. Soudain, le deuil des Rumsas devenait une histoire sordide. Raimondas junior, qui avait choisi de continuer le vélo après la disparition de Linas, s'était imposé le 16 juillet sur une épreuve amateur en Lombardie, la Freccia dei Vini, attaquant à vingt kilomètres de l'arrivée et terminant avec plus d'une minute d'avance sur ses adversaires. Le lendemain de sa victoire, il avait rédigé un message sur Facebook : «Elle est enfin arrivée. Linas Rumsas, comme je voudrais te serrer dans mes bras et partager la joie que j'ai eue. Je suis sûr que tu étais avec moi hier. Je t'aime, mon frère.»

Le contrôle positif de l'aîné a semé hystérie, amnésie, hérésie. Son équipe, la Palazzago-Amaru, l'a immédiatement renié par voie de presse : «La société se dissocie de ce qui est arrivé. Au cours des derniers mois, après la mort de son frère Linas, la société lui avait laissé ses vêtements et son vélo pour des raisons "humanitaires et de sensibilité'' en raison du malheur qui a touché sa famille. Le coureur a couru à son propre compte et il était engagé sur les épreuves d'une manière autonome.» C'est oublier que Palazzago avait salué son succès du mois de juillet avec force trompettes. Que le directeur sportif, Olivano Locatelli, s'était retrouvé en 2003 au centre d'une enquête sur le dopage. Mais chacun veut sauver sa peau. Désormais, les gens disent : «Je connais les Rumsas, mais...»

Piero Pieroni, lui, ne renie personne. «Quelle tragédie !» dit cet homme à tout faire du cyclisme italien, ancien masseur de Francesco Moser, vedette des années 70-80. C'est Pieroni qui a fait venir Raimondas père en Toscane en 2000. Lui aussi qui fut le premier à croire en son don sportif et à sa volonté, avant d'héberger les Rumsas dans un appartement jouxtant son domicile. (...) Quand Rumsas revient en catastrophe du Tour de France 2002, sa femme emprisonnée en Savoie, c'est lui qui va le chercher à l'aéroport. Quand des «journalistes belges planquent dans le champ d'en face» pour filmer des images du champion en perdition, c'est encore lui qui ouvre la porte de derrière pour exfiltrer les Lituaniens.

Le mentor a un très gros regret. "Rumsas pouvait gagner le Tour de France 2002. Il aurait battu Armstrong dans le contre-la-montre final s'il n'avait pas eu un problème mécanique. J'ai toujours su qu'il pouvait le faire. Alors j'avais recommandé à Edita de le laisser se préparer comme il faut cette saison-là et de s'occuper des enfants toute seule." Raimondas Rumsas a alors 31 ans, un âge avancé pour se découvrir des ambitions aussi hautes. Il est né dans l'ancienne URSS (...). Mais Rumsas n'a jamais voulu courir en laquais des autres. Ses ambitions dérangent, à commencer par ses employeurs de l'équipe Lampre qui ont peur de voir son salaire flamber. "S'il est trop gourmand, on le laissera partir",déclarent-ils au lieu de louer ses prouesses. On n'apprend absolument rien sur lui en ce temps-là. A part cette petite confidence de son directeur sportif, Pietro Algeri : "Il fait régulièrement des cures d'ail pour se nettoyer le sang."

Le 27 juillet 2002, la veille de l'arrivée à Paris et de l'arrestation d'Edita Rumsas, les organisateurs du Tour se félicitent d'une épreuve a priori propre : "S'il y a des tricheurs, ce sont des actions individuelles."Quatre ans après le scandale Festina, il faut rassurer le public. Le Lituanien solitaire n'y contribue pas franchement. D'autant que sa femme le suit chaque jour avec son gros véhicule de marque allemande. "Elle dormait le soir dans sa voiture, raconte Piero Pieroni. Quelqu'un a dû la dénoncer pour qu'elle se fasse arrêter." L'affaire Rumsas naît le jour de l'arrivée finale sur les Champs-Elysées. Avec Edita qui dément tout et passe soixante-quinze jours dans une cellule. "C'est une femme forte, dit Pieroni. Elle a tout fait pour défendre sa famille." Edita ne pensait qu'à ses enfants. Cet été 2002, sa première lettre de captive - elle en enverra 220 - est adressée à Raimondas junior. En substance : "Maman va bien, ne t'inquiète pas. Je n'ai rien fait de mal." Pieroni assiste à sa remise en liberté. A Saint-Vincent, côté italien, elle passe "vingt minutes dans les bras de sa mère, sans rien dire. C'est long, vingt minutes". Rumsas se tenait alors en retrait. La famille a pris ensuite la route de Lucques.

A 8 ans, Raimondas junior a donc vu son père sur le podium du Tour et sa mère en prison. Et pourtant, c'est à peu près à cette époque qu'il se met au vélo. Linas suivra peu après. Un homme qui connaît bien la famille s'insurge : "Laisser les enfants aller dans le cyclisme, c'était peut-être le début des problèmes." Piero Pieroni défend : "Un fils de cycliste, ça donne souvent un cycliste." En 2012, Rumsas père précisait dans une interview : "C'était leur libre choix [de faire du vélo], il n'y a eu aucune obligation de ma part."

Le dopage, ça ne se fait pas

Les enfants font ce qu'ils ont toujours connu à la maison. Des courses le week-end, enroulées aux clochers de Toscane. Il y a en filigrane la silhouette du père, un solide qui s'était échappé grâce au sport de la ferme familiale dans le nord-ouest de la Lituanie. On pourrait spéculer. Peut-être que Raimondas senior prolongeait sa carrière à travers ses fils ou qu'il leur faisait laver l'affront qu'il avait cru subir. Del Caldo a une explication plus terre à terre : "Linas faisait du vélo parce qu'il adorait ça."

La police italienne veut connaître son rôle dans un éventuel trafic de dopage. A-t-il conseillé ses fils ? A-t-il couvert leurs pratiques ? Au contraire, les a-t-il protégés de cette tentation ? (...) Edita Rumsas assure dans le Corriere della Sera que le dopage était absent de la maison, même en paroles : "On ne parlait pas de ses choses-là avec les garçons. Le dopage, ça ne se fait pas, un point c'est tout." Piero Pieroni a perdu le contact avec les Rumsas "depuis une dizaine d'années". Il n'a conservé que le strict minimum en photos du champion. Deux portraits dédicacés "A mon "père" italien" ou "A mon grand maître". L'ancien mentor, 73 ans, ne cesse de se lamenter : "Quelle désillusion !" Sans évoquer les raisons de cette déception. L'ascension foudroyée de son poulain ; les factures d'électricité non remboursées ; l'enfermement dans le mensonge ; le fait que Raimondas père ait précipité sa famille dans le brasier du vélo...

La maison des Rumsas, tout près de la via Pesciatina, avait été achetée aux enchères avant le Tour 2002. On dirait un pavillon pour retraités ou jeune couple qui s'installe. Ils vivent encore à cinq sous le même toit. Le dernier, Renatas, 8 ans, est en âge de faire du vélo. On ignore s'il en fait. En ce début de soirée du 9 octobre, cinq jours après les dernières révélations de la presse italienne, on sonne. C'est le père qui sort, bas de survêtement bleu marine. "Désolé, je n'ai rien à dire." Depuis l'interview d'Edita dans le Corriere du 16 septembre, la famille s'est repliée.

Cette histoire fait mal à tous ceux qui s'en approchent. On repasse le film dont le vélo est la trame ininterrompue : la mère qui ne balance rien en prison et qui ne divorce pas à la sortie, le père qui a veillé sur ses fils, l'aîné qui remporte une course pour faire vivre le souvenir du frère, la petite soeur qui essaie de communiquer en lui écrivant sur son mur Facebook : "Je n'ai jamais eu peur de rien et maintenant j'ai peur de dormir avec les fenêtres ouvertes [...]. Tu me manques vraiment plus que tout. On se reverra bientôt. J'espère te voir encore dans un rêve. Bonne nuit et fais de beaux rêves." Pas certain que l'enquête policière réussisse à éclairer toutes les peines, tous les paradoxes des Rumsas. Dans le procès de Bonneville qui a suivi l'arrestation sur le Tour de France 2002, le procureur avait interpellé Edita Rumsas : "Ne croyez-vous pas qu'on se défend mieux en disant la vérité ?

- Je ne sais pas quelle est la vérité.

- C'est vous qui l'avez.

- Cette vérité, elle ne correspond pas à la vôtre."


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Cette page a été mise en ligne le 13/02/2018