Actualité du dopage

Tour de France 1988 - Le cas Delgado


18/06/1998 - A mon tour ! - Patrick Chêne

Pour m'être retrouvé en première ligne dans cette affaire, je peux évoquer assez longuement ici le cas Delgado. Pendant le Tour 88.

Je ne suis pas encore aux commandes du direct. Je présente le journal du Tour. Au départ de l'étape Pau-Bordeaux, je rends visite aux coureurs près du podium, où ils signent traditionnellement la feuille de course chaque matin. L'atmosphère est calme et sereine. On sort des Pyrénées et Pedro Delgado semble assuré de remporter ce Tour. Les six étapes qui nous séparent de Paris ne changeront rien au classement général.

Je recueille alors une information explosive. Pedro Delgado serait sous le coup d'un contrôle antidopage positif.

Même si ma source est digne de foi, il existe deux règles absolues dans notre métier : on ne dévoile pas l'origine de son information et on ne la divulgue pas tant qu'elle n'a pas été vérifiée. Ce sera donc mon souci pendant toute cette journée. Après quelques kilomètres de course, je fais savoir à Gérard Porte, le médecin-chef du Tour, que je désire lui parler. Nous arrêtons nos véhicules sur le bord de la route... Je nous revois encore nous avancer vers un champ de maïs pour éviter les oreilles indiscrètes. J'ai beaucoup de sympathie pour Gérard et j'ose penser que c'est réciproque. Mais je fais mon métier. Un peu cynique sans doute.

- Alors, Gérard. C'est un sale coup pour le Tour.

- Quel sale coup ?

- Les ennuis de Pedro...

- Quels ennuis ?

Je n'insiste pas. En tant que médecin de la course, Gérard Porte n'est pas impliqué dans les contrôles antidopage. Peut-être n'est-il pas au courant. Ou alors, il ne souhaite pas relayer l'info. Nous en restons là.

Toutes les autres tentatives de confirmation seront vaines. Je décide donc d'attendre d'autres éléments d 'information. Ils arriveront sur la ligne d'arrivée. Je vais à la rencontre d'un membre de l'équipe Reynolds de Pedro Delgado. Nous nous connaissons très bien. Je m'adresse à lui.

- Vous devez vivre des moments difficiles...

La réponse est immédiate.

- Ne m'en parle pas. Pedro est dans un état ! Hier soir, j'ai même cru qu'il allait abandonner. Avec le maillot jaune sur le dos. Mais on attend la contre-expertise.

Je tenais ma confirmation ! J'apprenais également que le contrôle concernait l'étape remportée à Villard-de-Lans et que Delgado avait reçu le document l'avant-veille.

Il faut préciser qu'un coureur n'est reconnu coupable de dopage qu'à l'issue de la contre-expertise qu'il peut demander. Jusque-là on considère qu'il est innocent. Un peu comme un citoyen mis en examen et présumé innocent jusqu'à son éventuelle condamnation.

Un grand nombre de suiveurs du Tour, dont mon complice Jean-Marie Leblanc, qui était encore journaliste à L 'Equipe au moment des faits, m'ont reproché d'avoir sorti l'affaire. Ils estimaient qu'on devait cacher l'information au public jusqu'à la contre-expertise. Je ne partage pas cet avis et nos débats ont été houleux. Dans les moments d'intense mauvaise foi, je disais à Jean-Marie que son ressentiment était motivé par une seule raison : la télévision avait été plus prompte à trouver l'info que la presse écrite. Et cela, on ne nous le pardonnait pas... D'accord, c'était de la mauvaise foi !

Il est légitime d'avoir annoncé, si l'information est venue jusqu'à nous, que Delgado a reçu une notification selon laquelle il aurait subi un contrôle positif. Et de préciser qu'il attend les résultats de la contre-expertise. C'est une information. Et notre rôle de journaliste est bien de la transmettre.

Jacques Chancel ce soir-là est également au courant. Il est sur le point de conclure son émission A chacun son Tour et je vais quant à moi enchaîner avec le Journal du Tour. Il terminera sur cette phrase lourde de sens : « Pedro Delgado est encore en jaune mais d'ici demain, il peut se passer de grandes choses. »

C'était, d'une certaine façon, m'ouvrir la porte... Pendant la coupure publicitaire qui précède le Journal du Tour, j'échange quelques mots avec un personnage important du Tour. Et là encore, je vérifie l'info. Ma décision est prise. Je ne suis pas payé pour trier les informations mais pour les donner quand elles sont vérifiées. Alors, je la donne.

Un raz de marée. Un ouragan. Une déferlante. Je dois avouer que je ne réalisais peut-être pas complètement l'incidence immédiate de la phrase que je prononçai à l'antenne un peu après 19 heures 45 : « Nous sommes en mesure de vous donner l'information suivante : un rapport de contrôle positif aurait été notifié à Pedro Delgado. Le maillot jaune du Tour a aussitôt demandé une contre-expertise dont il attend le résultat. D'ici là, il ne peut pas être considéré comme convaincu de dopage. »

A peine ai-je terminé ma phrase depuis le petit podium dressé dans l'immense parking où nous présentons notre émission que je vois mes confrères des radios se précipiter sur leurs micros, tandis que d'autres sautent sur leurs motos pour se ruer à l'hôtel de l'équipe Reynolds de Delgado. En passant, ils me jettent des regards incrédules.

Je viens de rendre l'antenne. Maintenant, il faut assumer. Avec un peu de recul, tout cela pourrait me sembler anecdotique mais à ce moment-là, la pression était terrible. Et ce n'était que le début de la soirée.

J'ai ressenti une vague solitude dans les minutes qui ont suivi, jusqu'à ce qu'Alain Vernon, qui faisait partie de l'équipe du Journal du Tour, me rejoigne. Je n'avais prévenu personne avant de lancer l'info.

L'attitude d'Alain est sans équivoque.

- Tu as lancé le coup. Maintenant, on va assumer avec toi. La meilleure chose serait de se rendre tout de suite à l'hôtel de Delgado.

Et nous voilà partis.

À l'hôtel, l'atmosphère est très lourde. Quelques confrères ne font rien pour me rassurer.

- J'espère que tu es sûr de ton coup. Ils démentent...

Nous sommes la cible de tous les regards quand nous nous avançons vers la salle de restaurant. Dominique Arnaud, le coureur béarnais avec qui j'ai partagé tant de bons moments, m'aperçoit de loin. Il traverse la pièce. Il fait partie de l'équipe de Delgado.

- À ta place, Patrick, je quitterais vite les lieux. J'en connais quelques-uns qui sont prêts à te casser la gueule. Et moi-même, je ne sais pas ce qui me retient !

- Dominique, ne me dis pas que l'info que j'ai donnée est fausse.

Pas de réponse. Plus que jamais, j'apprécie la présence d'Yvon Moulin, mon pilote sur le Tour. Au volant, il est parfait, mais ce jour-là, son gabarit de « bodyguard » est tout aussi salutaire.

La suite de la soirée sera pénible. Je vais dîner en compagnie d'Alain Vernon dans un restaurant proche. À la table voisine, des confrères espagnols. Ils ne donnent pas dans la dentelle. Ils ont écrit dans leur journal que je suis l'instrument d'une campagne ami-espagnole. Rien que ça ! Avant de quitter l'établissement, ils m'annoncent que le roi s'est emparé de l'affaire. Le ministre espagnol des Sports débarque demain sur le Tour. Ambiance...

La présence de Vernon me sera d'un grand réconfort. Le coup de fil de mon patron de l'époque plante le décor. Si l'information est confirmée, on me soutiendra. Le contraire serait regrettable...

Ma nuit sera courte et sans sommeil. J'imagine déjà les politiques occupés à étouffer l'affaire. Mes pensées les plus noires m'emmènent jusqu'à la démission. Si la version officielle dément ce contrôle positif, je perdrai toute crédibilité professionnelle.

Le lendemain matin au départ, les télévisions espagnoles recueillent mon interview. J'imagine déjà les supporters de Delgado...

Je retrouverai toute ma sérénité au milieu de la matinée. Dans la voiture nous sommes branchés sur Europe 1. Jean-René Godart est l'envoyé spécial de la radio sur le Tour. Il annonce dans un flash spécial :

« L'information qui a filtré hier soir est confirmée. Pedro Delgado a bien été contrôlé positif. L'équipe Reynolds le reconnaît dans un communiqué. Le produit incriminé est le Probénécide. »

Ouf ! Et merci, Jean-René.

Nos équipes de reportage occupent le terrain. Nous ne lâchons pas cette affaire qui secoue toute la France sportive. Pedro Delgado nie tout. C'est vrai que le dossier est compliqué. Le Probénécide n'a jamais été un produit dopant mais il est interdit parce qu'il a un pouvoir particulier. Il masque dans l'organisme les traces d'anabolisants qu'on a pu ingérer. Les apprentis sorciers qui jouent avec la santé des sportifs prennent donc ainsi un peu d'avance sur les laboratoires chargés de lutter contre le dopage. Sinistre course.

Les médecins que nous interrogerons ne retiendront pas l'hypothèse selon laquelle Delgado aurait pris ce produit en toute bonne foi, pour soigner une maladie urinaire, première indication du Probénécide.

On attend donc le résultat de la contre-expertise. Elle va faire l'effet d'une bombe. Qui va détruire au passage une bonne partie de la crédibilité du Tour 88. Il était bel et bien confirmé que Pedro Delgado avait pris du Probénécide mais on s'était aperçu que, si ce produit était bien mentionné sur la liste des produits interdits du Comité International Olympique, il n'apparaissait pas dans la liste de l'Union Cycliste Internationale remise à jour une fois par an seulement. Or c'est cette liste qui faisait figure de loi dans le Tour. Pedro Delgado et son entourage devenaient donc intouchables. C'était une stricte application de la loi. C'était donc légal. A défaut d'être légitime.


Notes de lecture Acheter ce livre sur amazon.fr


Sur le même sujet


Cette page a été mise en ligne le 08/01/2023