Dossier dopage

Les effets positifs du dopage sont-ils vraiment durables ?


25/06/2015 - vazel.blog.lemonde.fr - Pierre-Jean Vazel

Dopé un jour, dopé pour toujours ? Pas si simple. Alors que le débat sur l'exclusion à vie est relancé avec les nouvelles performances d'anciens tricheurs, les arguments scientifiques peinent à convaincre. Deux études récentes font certes apparaître que la prise de stéroïdes modifie la structure des muscles pour une durée indéfinie qui excèderait les périodes usuelles de suspension pour dopage. Or, une thèse classée confidentielle datant de la RDA semble réfuter la théorie d'une « mémoire musculaire » qui avantagerait encore ces sportifs.

Mémoire musculaire

Les souris et les hommes, c'est pas pareil : telle est la piètre ligne de défense du sprinteur Justin Gatlin (...) plus rapide que jamais dix ans après ses titres mondiaux et le contrôle positif à la testostérone qui s'en est suivi, lorsqu'on le soumet à la question des effets positifs à long-terme du dopage. Une équipe de chercheurs norvégiens a mis en évidence chez des souris dopées à la testostérone une « mémoire musculaire » résidant dans des noyaux cellulaires au coeur des fibres, qui aiderait la restauration de la masse musculaire à l'exercice jusqu'à trois mois après l'interruption du traitement, soit pratiquement « une décennie à l'échelle d'une vie humaine ». L'étude, qui se concluait par une recommandation à l'AMA d'allonger les suspensions pour dopage, est brandie à chaque fois qu'un sportif revient plus vite, plus haut ou plus fort qu'avant.

La réussite d'un nombre croissant de ces repentis (...) laisse ainsi à penser que le dopage aurait des effets positifs sur la performance à long terme. Gatlin, 9 s 77 sur 100 m et 20 s 00 sur 200 m avant son contrôle positif, en est à 9 s 74 et 19 s 68 cette année. (...) Cinq des six premiers au bilan mondial 2015 sur 100 m sont des anciens bannis. Autres sports, même constat : l'haltérophile chinois Hui Liao, auteur d'un record du monde de 358 kg en 2010 annulé pour prise de stéroïdes anabolisants et assorti d'une suspension en 2011 et 2012, continue imperturbablement sa progression en égalant sa performance en 2013 puis en l'améliorant d'1 kg en 2014. La nageuse russe Yuliya Efimova, contrôlée positive à la DHEA 4 semaines après ses titres mondiaux sur 50 et 200 m brasse et mise au ban pour 16 mois, a signé son retour ce printemps en prenant la tête des bilans sur 50 et 100 m brasse.

Si Gatlin goûte peu les comparaisons animalières, on pourra lui soumettre une autre étude, antérieure et qui, bien que plus appropriée, n'a pas eu la même résonance médiatique. Des haltérophiles et des sprinteurs, c'est presque pareil, surtout quand on a le profil de l'Américain : « Morphologie des muscles squelettiques chez des force-athlétistes avec et sans stéroïdes anabolisants », parue dans le journal Histochemistry and Cell Biology en 2005. Cette étude suédoise est plus intéressante que la norvégienne puisqu'elle compare des sportifs et a été menée par un ancien force-athlétiste lui-même, Anders Eriksson, qui explique dans sa thèse « entraînement de la force et stéroïdes anabolisants » avoir été motivé par une injustice ressentie lors de ses compétitions dans les années 80. Ont été mobilisés pour les besoins de la recherche 6 sujets sédentaires (groupe témoin), 10 athlètes non dopés, 9 athlètes dopés et 7 autres ayant cessé le dopage et l'entraînement (en moyenne) 8 ans plus tôt après (en moyenne) 4 ans de cure. Dans ce dernier groupe, Eriksson constate, comme les Norvégiens, un plus grand nombre de noyaux cellulaires, mais seulement dans le muscle trapèze (épaule), tandis que dans le muscle vaste latéral (cuisse), c'est le nombre de récepteurs des androgènes qui est augmenté. Les adaptations biologiques seraient donc différentes selon les muscles étudiés, probablement en raison de leurs fonctions respectives, mais dans les deux cas, elles permettent une préservation d'une plus large taille de fibres musculaires. L'auteur en déduit que ces changements induits par la testostérone et les stéroïdes anabolisants sont durables voire irréversibles, et « très probablement bénéfiques pour la performance physique ».

Classé confidentiel

Lacune : l'amélioration des performances physiques n'a pas été mesurée par les chercheurs scandinaves. Or, c'est une chose de voir la structure des muscles se modifier, c'en est une autre que ces modifications entraînent un rendement musculaire accru, et la transformation en de meilleurs résultats sportifs (...) passe encore par un autre stade... Objectiver ces trois degrés de séparation demanderait un protocole expérimental d'une ampleur gigantesque, avec des centaines de cobayes humains, entraînés et dopés, suivis médicalement et scientifiquement pendant plusieurs années au mépris de toutes considérations légales ou éthiques. Inconcevable.

Pourtant, un tel programme a bel et bien existé, le plan d'État 14.25. Il s'agit de l'une des plus grandes expériences pharmacologiques de l'histoire - l'administration de stéroïdes anabolisants à près de 10 000 sportifs - menée clandestinement pendant un quart de siècle en RDA jusqu'en 1989. À la chute du Mur, deux lanceurs d'alerte, Brigitte Berendonk et Werner Franke, avaient réuni des documents secrets qui allaient instruire le procès des protagonistes du dopage d'État pour « complicité de blessures corporelles » ; il était alors question des effets négatifs à long terme du dopage sur une centaine de nageuses et athlètes qui seront reconnues comme victimes et indemnisées : hirsutisme, lésion au foie, cancer de l'utérus, infertilité, dégénérescence du squelette, et enfants mort-nés ou handicapés. Pour ces raisons, ces documents n'ont jamais été exploités sous l'angle des effets positifs à long terme sur les performances sportives.

J'ai pu consulter dans son intégralité une thèse datant de 1986, dite Dissertation B, un document classé confidentiel (...) de 250 pages rendant compte des effets du dopage sur les performances de 234 athlètes spécialisés dans les sauts et les épreuves combinées (151 hommes, 83 femmes), suivis durant deux olympiades entre 1976 et 1983. Neuf d'entre eux obtinrent l'or olympique ou mondial dans la période citée, faisant de la RDA le pays le plus récompensé derrière l'URSS. Les changements morphologiques, la progression des qualités physiques et l'évolution des performances en compétition furent étudiés scientifiquement en fonction des plans d'entraînement, de la nutrition et des doses de stéroïdes anabolisants (Oral Turinabol et STS 646) par des critères objectifs (examens médicaux, tests physiques) et subjectifs (questionnaires) pendant 7 ans. Les observations et conclusions de ce rapport exceptionnel ne rejoignent pas vraiment les récentes publications scandinaves quant à leur méthodologie et leur théorie d'effets positifs à long terme :

Expérimentations animales - Gatlin n'avait pas tout à fait tort si l'on en croit les scientifiques est-allemands : les tests sur les animaux ne sont pas directement transposables aux effets biochimiques et physiologiques chez les athlètes. Les dosages devaient répondre aux cycles circadiens humains, accompagner les différents cycles d'entraînement et exigeaient une individualisation très poussée pour s'adapter aux réactions physiologiques et psychologiques de chacun aux médicaments. Si le dopage modifiait bien la structure des muscles et accroissait leur masse, comme l'ont confirmé les Scandinaves, les scientifiques de la RDA affirmaient que les effets anabolisants n'étaient pas vérifiables au coeur de la cellule musculaire et que seuls les tests des qualités physiques à l'entraînement (force, puissance, vitesse) pouvaient en rendre compte. (...)

De la cellule musculaire à la performance physique - Manifestement, le transfert sur les performances est loin d'être garanti : l'administration de stéroïdes anabolisants avait permis des progrès dans les tests d'entraînement (force, puissance et vitesse) chez 80 % des athlètes. Cependant, les gains en qualités de force étaient les plus importants, et se produisaient plus tôt que ceux des qualités de vitesse. Et pour complexifier le phénomène, l'amélioration de la force était parfois telle qu'elle affectait négativement la vitesse.

De la performance physique au résultat en compétition - Là encore, rien n'est automatique : environ 60 % des athlètes améliorèrent leurs records en tests de vitesse, puissance ou force ainsi que dans leurs épreuves de compétitions, 20 % progressèrent en compétition malgré l'absence de gains en potentiel physique, et les 20 % restant étaient pour ainsi dire dopés pour rien malgré la sophistication du programme, puisqu'ils n'améliorèrent que leurs tests sans engendrer de progrès en compétition. Ce suivi longitudinal était focalisé sur ceux dont la préparation n'avait pas été significativement perturbée par des blessures.

Ressenti des sportifs - À toutes ces mesures objectives, s'ajoutent l'évaluation subjective de 145 athlètes du groupe cible, sondés par un questionnaire : si l'amélioration de la force et, dans une moindre mesure, celle de la puissance physique se ressentaient clairement, la perception de l'utilité du dopage en compétition était plus mitigée. Probablement parce qu'il fallait arrêter les cures pour arriver au mieux de sa forme lors des championnats. Ce même sondage demandait justement quels étaient les délais optimaux : le traitement affectait négativement les compétitions durant les deux premières semaines suivant son terme, et la fenêtre optimale pour l'effet positif se situait entre les deuxièmes et troisièmes semaines, rejoignant les observations factuelles des scientifiques.

Effets du dopage à moyen terme - Les scientifiques mesurèrent les meilleurs résultats en compétition entre 2 et 4 semaines après l'interruption de la « thérapie » stéroïdienne. Plus tôt, les athlètes peinaient à trouver la juste coordination de leurs mouvements dans leurs spécialités respectives, plus tard, le pic de forme était dépassé. Et cela tombe bien, puisque ce délai permettait aussi d'éliminer les traces de produits interdits avant les contrôles antidopage qui n'existaient à l'époque que lors des compétitions.

Effets du dopage à long terme - La mémoire musculaire décrite par les Suédois ne se retrouve pas dans les recommandations de la Dissertation B : d'après les essais et erreurs passées, les docteurs préconisaient toujours plus d'injections pour rester performant : une augmentation de 10 % de dose chaque année, avec une espérance de vie d'athlète de deux olympiades... Cette escalade dans la charge se retrouve aussi dans les témoignages recueillis par la Commission Dubin en 1989 (1) auprès d'athlètes canadiens dopés sur une décennie : ils avaient compris empiriquement qu'ils devaient augmenter la posologie pour continuer à stimuler un corps accoutumé, mais s'exposaient à un crash physique et psychologique d'autant plus fort lors de l'arrêt des cures. L'alternative, finalement adoptée, était de changer régulièrement de produits. Si les souris ont une mémoire musculaire, les athlètes des années 80 devaient plutôt être amnésiques.

Sportifs amnésiques

Un autre fait historique ne corrobore pas la théorie de la mémoire musculaire : le Mur a entraîné dans sa chute les performances des athlètes est-allemands. La suppression du programme de dopage auquel ils étaient soumis et l'introduction des tests hors compétition ont inversé les courbes. Pour exemple, la moyenne annuelle des trois meilleurs Est-allemands aux épreuves combinées chute irrémédiablement lors de l'olympiade 1989-1992, contrairement aux deux précédentes. Les quatre médaillés des Jeux de 1988 n'ont pu maintenir leur niveau, ni l'Allemagne réunifiée leur trouver de successeurs :

Une réserve : les changements politiques ont certainement desservi la préparation de ces athlètes pour les Jeux de 1992. Mais d'un point de vue général et à l'échelle mondiale, un net recul des records annuels dans la plupart des épreuves a coïncidé avec l'effondrement du bloc communiste et surtout avec l'introduction des contrôles inopinés. La mémoire musculaire des athlètes anciennement dopés aurait dû au moins prévenir la plongée des statistiques.

Au regard des bilans mondiaux de la fin du XXe siècle et de l'inventaire des recherches clandestines en RDA, on peut formuler trois hypothèses face au phénomène des repentis revigorés par leur suspension après ces curés de stéroïdes anabolisants :

Concernant cette forme de dopage, l'hypothèse de la mémoire musculaire, bien que reposant sur des observations réelles au niveau cellulaire, n'a pour l'instant pas dépassé le stade du laboratoire.


(1) du nom de Charles Dubin, avocat canadien qui a mené la "Commission d'enquête sur le recours aux drogues et aux pratiques interdites pour améliorer la performance athlétique" pendant trois mois à partir de janvier 1989, suite au scandale Ben Johnson durant les Jeux olympiques de 1988.


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Cette page a été mise en ligne le 28/06/2015